Cancel culture et culture capitaliste
L’actualité a beau avoir changé, et des événements plus urgents s’être développés dans le monde, la crainte de la “cancel culture” continue de faire les gros titres. Une histoire extensive du concept reste à faire, sa critique et sa défense sont menées à la fois par des personnes d’extrêmement mauvaise foi et d’extrêmement bonne foi, et la question de l’intérêt de prendre le mot au pied de la lettre se pose.
En prenant pour acquis que ce n’est certainement ni ce blog, ni les personnes auxquelles il s’adresse qui peuvent changer les termes du débat face à des institutions aussi vénérables que France Inter, Le Monde, ou le New York Times, il y a tout de même quelque chose à dire de cette notion et qui parlera peut-être davantage à ceux qui s’en inquiètent sincèrement. Je mets donc volontairement de côté dans cet échange les nombreuses personnes pour qui le terme de “cancel culture” n’est qu’une énième résurgence du “politiquement correct”, de la “bien-pensance”, du “on-ne-peut-plus-rien-dire”, et autres formules qui ont été utilisées ces dernières années pour décrire le fait que ce qu’il reste de la gauche militante a l’audace d’encore réagir un peu quand des mesures allant dans le sens univoque de plus de libéralisme et plus d’autoritarisme sont appliquées, ou soutenues, en public.
Cette partie-là de la polémique est la moins intéressante, car elle constitue pour les forces politiques qui ont consacré leurs efforts à démolir le mouvement social de se plaindre que leur victoire n’ait pas encore tout à fait été absolue, et le fait qu’ils aient pu passer 18 ans à hurler à la censure parce qu’un historien avait écrit un livre sur eux pendant qu’ils continuaient d’accumuler les postes prestigieux, les amitiés présidentielles, et les succès de librairie, suffit à mon avis à discréditer leurs cris d’orfraie hypocrites pour ce qu’ils sont. D’autant plus que cette partie-là du débat public n’hésite pas, elle, à en appeler au couperet brûlant du censeur, à s’acharner en meute, ou à jeter un discrédit mensonger sur ses cibles expiatoires du jour quand elle pense (souvent à raison) que personne n’en sera très ému. Sous bien des aspects, comme l’a fait remarquer Valérie Rey-Robert le fantasme de la cancel culture est la panique ultime que les choses changent. Prenons acte de cette continuité avec la “bien pensance” et autres synonymes, et voyons ce qu’il y a à voir.
Laissons donc les hypocrites de côté. Non pas que parler de l’hypocrisie en la matière ne soit pas intéressant, mais toute personne ayant eu le malheur d’avoir cette conversation s’est heurtée au double-jeu consistant à commencer par s’émouvoir d’affaires de “cancel” de façon hypocrite (en décrivant par exemple une autrice milliardaire comme “censurée” au moment même où ses livres sont non seulement publiés mais font d’immenses succès critiques et commerciaux, et où les projets d’adaptation lucratifs continuent d’abonder) pour dire face aux contre-arguments qu’en réalité, on n’évoque de telles affaires que pour mieux parler des “petites gens”, citant par exemple le cas de Justine Sacco, ayant perdu son emploi de cadre supérieure dans une maison d’édition et reçu quantité de menaces après qu’un tweet jugé raciste envoyé aux 170 abonnés de son compte Twitter ait été repéré par un journaliste, la forçant finalement à changer de pays pour aller vivre dans un endroit où elle n’était pas si aisément reconnue. Pointer une telle hypocrisie a donc ses limites, ne serait-ce que d’un point de vue rhétorique.
Du reste je pense de plus en plus que les débats relatifs à la cancel culture relèvent pour partie d’une inquiétude réelle, sur laquelle il y a quelque chose d’important à dire. Dans le plus pur style de la prose lapidaire et néanmoins gauchiste que je tente de développer ici, je résumerais mon argument de façon simple : la cancel culture c’est la culture capitaliste, et les relations capital-travail sont plus explicatives de ce qu’il se passe que la fable moralisatrice d’une gauche devenue irrationnelle. On verra que cette analyse ne sert pas qu’à pointer des responsabilités, mais surtout des solutions, et que ces solutions qui à mon avis auraient un effet réel en la matière sont globalement ignorés par les personnes qui prétendent se faire la voix de l’inquiétude en la matière.
Avant de parler de ça, définissons la cancel culture sur la base de l’exemple donné plus haut et en n’essayant pas de la prendre comme un phénomène spécifique à la gauche défendu par les hypocrites décrits plus haut. Dans ce contexte, on peut voir la cancel culture comme une forme de l’action collective, organisée autour de cérémonies de dégradation publique d’individus ou d’organisations estimés avoir enfreint une règle politique, éthique, ou morale, universelle ou spécifique à un groupe donné, par des prises de position ou des actions ne pouvant ou ne devant être l’objet de sanctions légales, et dont le but est de sanctionner socialement et/ou économiquement les personnes qui en font l’objet, soit par des mesures de boycott, soit en incitant une autorité en ayant la capacité (généralement un employeur) à les priver de leurs revenus en les renvoyant.
Je reprends la notion de “cérémonies de dégradation publique” au sociologue Harold Garfinkel, qui la décrit comme “tout travail communicatif entre des personnes par lequel l’identité publique de l’ennemi d’un acteur est transformée pour apparaître inférieure dans le schéma local des types sociaux”. Il est à noter que pour Garfinkel les seules sociétés n’intégrant pas de façon ordinaire de telles cérémonies sont celles plongées dans le chaos et l’anomie, car alors il n’existe pas de norme morale commune permettant de juger le statut des autres personnes. Tout le reste de ma définition est en gros constitué de jargon permettant de couvrir le champ le plus large possible (et donc de mettre dans une même catégorie le fait de déclarer sur Twitter que l’on ne compte pas jouer au prochain jeu Harry Potter et celui de demander le renvoi d’une personne pour un propos ou une attitude jugé inacceptable).
Il me semble important de spécifier que l’on parle de cas ne pouvant être immédiatement sanctionnées légalement, car je n’ai jusqu’à cette date pas l’impression qu’il y ait un énorme consensus sur le fait qu’une condamnation pour injure publique relevait de la cancel culture (même si certains s’essaient à le dire). “Immédiatement” est ici un mot important, parce que dans un certain nombre de cas, même s’il existe la possibilité abstraite d’une sanction légale, personne ou presque dans l’interaction n’imagine qu’elle sera appliquée de façon réaliste (même si certains essaient de dire que le fait qu’un délit pénal ait des effets sur son auteur relève d’une forme de censure, cela dit jusqu’ici j’ai surtout entendu cet argument à propos de Roman Polanski et pas tellement à propos de Cédric Chouviat, ce qui me porte à croire que dans ce type de cas il s’agit plus de trouver n’importe quel prétexte pour défendre son impulsion spontanée que de réellement dénoncer un phénomène dangereux).
Une façon plus simple de dire les choses est que la cancel culture génère chez les gens la crainte, justifiée ou non, qu’un “faux pas” volontaire ou non pourra les conduire à se retrouver humiliés en public, isolés, potentiellement harcelés, et surtout de perdre leurs moyens de subsistance, sous la forme d’emploi, de ventes, d’abonnements, de contacts, etc., indépendamment de ce que serait un pareil “faux pas”. Et je pense qu’il est important de préciser que par-delà la crainte de l’humiliation, c’est la crainte du renvoi qui joue le plus : que la personne touchée perde ses moyens de subsistance, “ait sa carrière brisée”, est le coeur du sujet. Vous voyez où je veux en venir ? Bien.
Je me doute qu’il y aura des exceptions et des désaccords quant à cette définition. D’une certaine façon le reste de cette note revient à parler du fait qu’énormément de cas qui entrent dans cette définition ne sont pas qualifiés de “cancel culture”. Je ne peux sur ce point qu’essayer de dire deux choses : d’abord j’essaie de faire quelque chose avec cette définition (et elle a donc un caractère normatif et pas seulement descriptif) et ensuite aucune définition n’est parfaite, et donc, désolé.
Une fois cette définition donnée, je pense qu’il est possible de dire que la cancel culture relève 1. du fonctionnement ordinaire des relations de travail sous un régime capitaliste et 2. de la peur qu’induit le fait de commencer à être touché par ses évolutions récentes.
- Cancel culture et propriété privée
A travers le monde, l’explosion des entreprises de l’économie des plateformes a vu se multiplier un type de licenciement par lequel un employé peut, du jour au lendemain, perdre son emploi pour avoir subi une légère baisse de productivité, pour avoir participé à un mouvement de syndicalisation, ou juste parce que ça arrange l’entreprise là, maintenant, tout de suite.
Parlez de ses conditions de travail à n’importe quel employé en situation précaire et vous toucherez vite à l’inquiétude fondamentale, même hors de ces milieux précis, de perdre son emploi et sa subsistance si l’on se fait mal voir du patron. Ce genre de sanction n’a pas à être individuelle spécifiquement : à Béthune, la vie de plus de 800 familles est actuellement suspendue au fait que des personnes en ayant la capacité ont décidé d’annuler leurs emplois, sans avoir besoin d’une quelconque shitstorm sur Twitter. Ca fait bien longtemps que pour tout un chacun la précarisation (pardon, la flexibilisation) de l’économie veut dire que votre capacité à nourrir et loger votre famille dépend entre autres de l’opinion que se fait de vous une personne qui a de moins en moins besoin de se justifier pour les ruiner.
Rien de tout ça n’est particulièrement récent. La crainte de la non-reconduction ou du placardage n’est absolument pas nouvelle. Dans son ouvrage récent, Ceux qui restent, et qui parle des classes populaires demeurant dans les campagnes françaises en déclin, le sociologue Benoît Coquard évoque le sentiment de nostalgie qu’il rencontre chez des ouvriers et employés vivant dans le Grand-Est par rapport à la génération de leurs parents :
Ces jeunes adultes, très réceptifs aux arguments de l’autoentreprenariat, pensent, discours des aînés à l’appui, qu’il y a quelques décennies, dans les mêmes grosses entreprises locales, « t’avais moins de chefs sur ton dos » et que « tu pouvais dire merde à un patron et en retrouver un le lendemain ». Ce regret d’une période de plus grande autonomie au travail grâce à un rapport plus franc avec la hiérarchie pouvait aussi justifier, selon les aînés, de « pas compter ses heures ». En tout cas, il est particulièrement prononcé chez ceux qui connaissent des périodes de chômage à la suite d’« une prise de tête » avec un supérieur.
J’entends déjà les critiques : tout cela n’a rien à voir avec la cancel culture, et je noie le poisson. Mais quelle est la différence substantielle entre ces deux situations ? Si nous sommes effrayés par la cancel culture quand des gens font l’effort de dénoncer des personnalités publiquement en ligne, ne devrions-nous pas être tétanisés devant le fait que nos achats quotidiens passent de plus en plus par des systèmes d’évaluation explicites (sous forme de petites étoiles) et implicites (sous forme de calculs de productivité) nous permettant de ruiner la vie d’une personne sans même savoir que ça a eu lieu ? Comment se fait-il que le fait de contacter une plateforme pour obtenir des sanctions contre un employé soit un problème quand celui-ci utilise un numéro de téléphone obtenu dans le cadre d’une livraison pour au mieux draguer sans sollicitation, au pire harceler ou agresser une cliente, mais pas quand de telles sanctions sont appliquées pour avoir livré des frites froides une fois de trop, ou pour avoir plaisanté sur le contenu de la commande d’un de ses clients ? Pourquoi craignons-nous que dénoncer le harcèlement auquel se prête une célébrité puisse la pousser au suicide, mais prenons-nous comme un fait accompli que les pratiques de management à France Telecom ont directement conduit 30 personnes à se donner la mort ?
Et puisqu’on y est, pourquoi ne pas inclure dans la cancel culture le fait que la couleur de la peau d’une personne soit encore disproportionnellement en France un motif de non-embauche, de non-location ou vente d’un bien, et de marginalisation en général ? Pourquoi ne pas inclure le fait que l’un des facteurs explicatifs au différentiel de salaires entre les hommes et les femmes, causée en partie par de la pure et simple discrimination, et en partie par des assignations sexistes ? Pourquoi ne pas inclure la répression politique, ou le fait d’envoyer six mois à l’isolement et d’enfermer chez lui un activiste parce qu’une personne a dit sans preuve qu’il était coupable de quelque chose ? Est-ce que la mise au ban ou l’injustice sont plus acceptables quand il n’y a pas de hashtag ? Mais dans ce cas-là, pourquoi n’incluons-nous pas les cas où il y a des hashtags ? Alice Coffin a récemment fait l’objet d’une telle campagne… et a ensuite été accusée d’être coupable de cancel culture. J’avais commencé une liste des personnes pouvant être classées dans la même situation, mais elle nuirait au propos d’ensemble : si l’on prenait le phénomène au sérieux, il serait bien plus étendu que les trois ou quatre polémiques évoquées en rond dans les journaux, d’autant plus que tous les cas que j’ai cités concernent des gens qui n’ont strictement rien fait de malveillant ou de scandaleux. Si l’inquiétude de la cancel culture était prise honnêtement, le cas de Gabriel Matzneff ne serait pas cité (il n’a après tout pas refusé de se plier à un décret idéologique, mais commis des crimes). Or, il l’est. Ma question est dès lors : pourquoi si peu de prise au sérieux d’un sujet par ceux même qui l’agitent ?
Mon point de vue sur la question est assez simple : la raison d’un tel différentiel de traitement est qu’il faut bien que le monde soit vivable, et que se rappeler que l’entièreté de notre capacité à assurer notre survie est suspendue au bon vouloir d’un propriétaire, dans des conditions de plus en plus arbitraires, est à la fois plus insupportable et demande une solution beaucoup plus radicale que de se dire que les jeunes vont trop loin de nos jours parce qu’on ne leur a pas assez passé leurs caprices pendant l’enfance, ce qui est l’explication la plus commune des travers de la cancel culture.
2. Quand la mer monte
L’autre raison pour laquelle nous faisons face à une telle polémique aujourd’hui est que les personnes à qui ces normes commencent à s’appliquer sont dans des secteurs ou des sous-secteurs qui étaient jusqu’à peu épargnés : les professions intellectuelles supérieures, et notamment les métiers d’auteurs, de chercheurs, et de journalistes (et particulièrement en réalité les positions d’insiders dans ces métiers, la précarisation du monde du travail n’ayant pas épargné les quantités de “petites mains” faisant fonctionner ces domaines d’activité).
Il n’est à ce sens pas tout à fait exact de dire que la crainte de la cancel culture émerge lorsque des personnes auparavant épargnées se retrouvent à faire face aux conséquences de leurs actes : dans une vidéo récente, le youtubeur états-unien Peter Coffin (qui inspire beaucoup de ce que je dis ici) rappelait que “les conséquences” sont généralement assez nébuleuses, et qu’une personne ayant récemment été annulée pour de vrai, Harvey Weinstein, et pour quelque chose d’infiniment plus consensuellement grave que d’avoir “tenu des propos problématiques”, puisqu’il a commis des agressions sexuelles en chaîne depuis sa position de pouvoir, continue après tout le courage et la force du mouvement MeToo de disposer en son nom propre de 25 millions de dollars, qui dans une société capitaliste signifie qu’il a accès à de meilleurs services, à une meilleure défense et donc à une justice plus clémente, à davantage de ressources, à de meilleurs soins, et en fin de compte et une fois que sa peine aura été purgée de plus de pouvoir, que la plupart de ses victimes. Et ce, après sa chute.
Cela peut nous poser d’après Coffin la question de l’efficacité d’une telle tactique, et pour ce qui concerne cette note de blog ainsi que parce que je ne suis pas la personne la mieux à même d’aborder cette question je préfère ne pas suivre cette tangente pour rester sur mon propos précédent (notons simplement en passant que la pratique de la dénonciation publique semble prendre place dans un contexte où les institutions permettant d’autres formes d’action plus efficaces ont été démantelées systématiquement, et que jusqu’ici aucun dénonciateur de ces pratiques n’a rien amené sur la table d’autre que de se taire et de laisser faire) : la capacité des insiders à supporter une vague de dénonciation publique est largement plus élevée que la vôtre ou la mienne. Aux avantages du capital économique s’associe souvent celui du statut même, raison pour laquelle il est plus aisé de se débarrasser à l’université du jour au lendemain d’une vacataire trop peu enthousiaste que d’un titulaire exposant les pires idées pendant ses cours. La polémique sur la cancel culture émerge, me semble-t-il, quand la possibilité pour les insiders d’être traités comme tout le monde arrive, bien plus que quand ils le sont effectivement. En d’autres termes, la cancel culture, c’est ce qu’il arrive quand la flexibilisation du marché arrive aux apôtres de la flexibilisation du marché.
Parce qu’il y a toujours eu des paniques morales, aussi bien justifiées qu’injustifiées. Il n’y a pas eu besoin d’internet pour que, à cause d’un article dégradant, toute la ville de Liverpool décide de “l’annulation” du journal The Sun pendant 31 ans (et c’est pas fini). On peut défendre l’idée que de telles campagnes se sont multipliées récemment — quoiqu’il faudrait encore le prouver — mais le fait est que ce dont les gens ont peur, ce n’est pas que d’autres gens écrivent à leur employeur pour lui dire “Untel est un con, virez-le”. C’est que leur patron les vire de ce fait. Et blâmer les jeunes sur les campus universitaires ne va pas départir votre employeur de ce pouvoir, pas plus que ça ne va arrêter les réformes à l’université de précariser lentement le statut de la majorité des enseignants, les rapprochant pas à pas du statut des autres travailleurs, non seulement dans le privé, mais d’ores et déjà à l’université.
J’écris cette note en évitant soigneusement la question de la justice interne aux organisations militantes, et ce pour plusieurs raisons. L’une d’entre elles, peut-être un peu accidentelle, est que le fait de cadrer la cancel culture comme un phénomène spécifique et interne à la gauche me semble hypocrite. A force d’agir comme si toute figure intellectuelle était “de gauche, jusqu’à preuve du contraire”, on en arrive à traiter de choses comme la critique de la gauche envers une personne comme Alain Finkielkraut comme s’il s’agissait d’une dissension interne à la gauche, ce qui n’a aucun sens.
Parmi les raisons les plus sérieuses, il y a d’abord le fait qu’il est irréaliste et irresponsable de faire comme si la question “Que faire face à quelqu’un qui fait du mal ?”, était une question secondaire. Il me semble par exemple tout à fait dangereux de tomber vent debout sur les pratiques de dénonciation publique quand on sait que sans de telles pratiques le fait même de faire prendre conscience qu’il y a un problème nécessite un travail herculéen.
De même, des histoires comme celle de Justine Sacco cachent la question d’à quel point certains comportement doivent ou non faire l’objet de sanctions, et desquelles. L’affaire de la “Ligue du LOL” qui revient actuellement sur le devant de la scène est emblématique, révélant à la fois qu’une réelle culture du harcèlement et du dénigrement avait existé au sein de rédactions prestigieuses, répondant à une problématique générale. Il est plus aisé de juger, à distance, de si les militantes engagées dans cette affaire avaient raison ou tort d’engager une dénonciation qui allait finir par s’axer sur des individus, que de se demander quoi faire face à une telle problématique, si l’on pense réellement que le harcèlement est un problème. En matière militante, les inspecteurs des travaux finis ont rarement grand-chose d’intéressant à dire.
Mon propos vise à faire tourner ce que l’on appelle l’imagination sociologique, la capacité à voir des phénomènes collectifs derrière des cas individuels, et à à dire à ceux qui s’inquiètent sincèrement de vivre dans un monde où déplaire, que ce soit au public ou à son patron, peut signer le sort de quelqu’un, qu’ils y vivent déjà. Qu’ils sont probablement beaucoup plus directement victimes de ce phénomène qu’ils ne le croient. Et que s’ils se débarrassaient ou forçaient au silence tous les gauchistes du monde, ils y vivraient encore. Et à les inciter à faire attention au fait que cette polémique a déjà, par le passé, été employée pour les y mettre davantage, comme quand les polémiques sur la cancel culture sur les campus états-uniens a servi à la droite de ce pays à commencer à supprimer le système de “tenure” (l’équivalent de la titularisation) dans les universités du pays, parce que le problème étant les enseignants gauchistes, il suffira de pouvoir les virer pour leurs idées politiques pour arrêter le problème.
Et d’une façon générale, ça serait bien de commencer à se demander par exemple dans les grandes universités pourquoi l’on a si peur de devoir vivre dans les conditions de tous les autres travailleurs du pays, et s’il n’y a pas quelque chose à faire à ce sujet. Parce que l’explication n’est probablement pas agréable à entendre.