Droite médiatique et fonctions du novlangue
“Orwellien” est probablement l’un des commentaires politiques préférés de la droite médiatique. Dès qu’un événement qui lui déplaît a lieu, aussi anodin soit-il, les intellectuels de ce courant s’empressent de le qualifier comme tel. L’émergence de termes dans un contexte militant, l’écriture inclusive, les réseaux sociaux et leurs bulles d’opinion, même les publicités pour des rasoirs ont ainsi été qualifiés d’inquiétants signes d’un futur orwellien à travers l’émergence du novlangue, l’outil de contrôle de la pensée décrit par l’auteur anglais dans son ouvrage le plus célèbre, 1984.
Bien entendu, tout cela est ridicule. Le mot “orwellien” lui-même correspond ironiquement aux problèmes soulevés par Orwell, en partie car il opère une réduction des formes subtiles de contrôle par le langage que l’auteur essayait de décrire dans son livre. Comme d’autres auteurs de son époque, et particulièrement Victor Klemperer et Karl Kraus, George Orwell ne craignait pas une multiplication des formes de langage, ou l’émergence de nouveaux termes, mais au contraire un appauvrissement de la langue conduisant à une réduction des possibilités de l’expression : le texte “Les principes du novlangue”, présent dans les annexes de 1984 (présentées comme un retour historique sur les événements de l’ouvrage, un classique des dystopies qui vise à induire en fin de texte l’idée que le système apparemment insurmontable a été en fin de compte renversé, puisqu’il existe des travaux historiques et critiques et que le texte qu’on vient de lire est présenté, après coup, comme l’un d’entre eux) est très clair sur ce point :
Le vocabulaire du novlangue était construit de telle sorte qu’il pût fournir une expression exacte, et souvent très nuancée, aux idées qu’un membre du Parti pouvait, à juste titre, désirer communiquer. Mais il excluait toutes les autres idées et même les possibilités d’y arriver par des méthodes indirectes. L’invention de mots nouveaux, l’élimination surtout des mots indésirables, la suppression dans les mots restants de toute signification secondaire, quelle qu’elle fût, contribuaient à ce résultat.
Ainsi, ce que décrit Orwell n’est pas tant l’apparition, la suppression, ou même la modification du vocabulaire, mais le projet politique d’ensemble, qui correspond d’ailleurs à tout le projet de société du Parti : rendre impossible la pensée non-conforme aux idéaux du Parti. D’aucuns pourraient ainsi pointer à raison que le phénomène s’approchant le plus du novlangue dans notre ligne historique particulière est probablement le tournant managérial et néolibéral analysé par des auteurs comme Luc Boltanski et Eve Chiapello dans leur ouvrage Le Nouvel Esprit du Capitalisme :
Comme ils ne peuvent plus s’appuyer sur la légitimité hiérarchique, ni, comme par le passé, manipuler les espérances de carrières — puisque avec la réduction de la hauteur des pyramides, il existe beaucoup moins d’opportunités de “monter” en interne — a , et qu’ils doivent faire travailler dans le cadre de leurs projets toutes sortes de personnes sur lesquelles ils ont peu de pouvoir formel, les managers sont censés s’imposer par leurs “compétences” et leur “charisme”, circonscrire les acteurs grâce à l’efficacité de leur “réseau de relations personnelles” qui leur procure information et aide, mobiliser les énergies par la puissance de leur “vision” et leurs qualités d’“accoucheurs” du “talent” des autres et de développeurs de potentiels. C’est de leurs qualités personnelles qu’ils tirent l’autorité qui font d’eux des “leaders”, non d’une quelconque position statutaire. Ils refusent d’ailleurs les «signes du pouvoir» (tels que nombreuses secrétaires, ascenseur ou salle de restaurant réservés, bureaux somptueux). L’autorité qu’ils acquièrent sur leurs équipes est liée à la “confiance” qui leur est accordée grâce à leurs qualités de “communication” et d’“écoute” qui se manifestent· dans le face-à-face avec les autres.
D’une façon générale, l’inquiétude originelle de 1984 selon laquelle ce serait d’un Etat-Parti que viendrait la perversion des mots semble être à revisiter (quoiqu’il ne faille pas oublier que tous ces mots sont importés via le nouveau management public dans l’action de l’Etat, et là encore il faut toujours savoir regarder au-delà du seul sujet des termes pour observer les dynamiques politiques et sociales en jeu ). L’erreur d’analyse principale sur ce sujet semble être de croire que l’argument se limite à la question du langage : le Parti dans 1984 veut faire émerger une société nouvelle et crée (ou supprime) des mots pour ce faire, donc toute personne proposant ou employant de nouveaux termes ou en mettant de côté pour servir un objectif politique est en train de faire usage de novlangue. Notons pour commencer que ce dernier groupe représente toutes les personnes s’engageant politiquement, y compris les conservateurs. Si tel était l’argument d’Orwell, ce serait un bien piètre penseur, dont l’idée se limiterait à une inquiétude générale face à la politique.
George Orwell, en penseur socialiste qu’il était, ne mettait cependant pas à niveau égal les machinations politiques des élites capitalistes et étatiques et les comportements de ceux et celles sur lesquels ces machinations s’appliquent : dans son Hommage à la Catalogne, il fait au contraire l’éloge de la façon dont les organisations politiques en lutte créent des espaces qui transforment non seulement le sens des mots, mais en plus les individualités même de ceux et celles qui les partagent. Sa description de l’expérience du front espagnol fait l’éloge à ce qu’il qualifie de “mystique” du socialisme en des termes on ne peut plus clairs :
Ce fut seulement une phase temporaire et locale dans la gigantesque partie qui est en train de se jouer sur toute la surface de la terre. Mais elle dura suffisamment pour avoir une action sur tous ceux qui la vécurent. Sur le moment, nous pûmes bien jurer et sacrer violemment, mais nous nous rendîmes compte après coup que nous avions pris contact avec quelque chose de singulier et de précieux. Nous avions fait partie d’une communauté où l’espoir était plus normal que l’indifférence et le scepticisme, où le mot “camarade” signifiait camaraderie et non, comme dans la plupart des pays, connivence pour faire des blagues. Nous avions respiré l’air de l’égalité. (…) Naturellement à l’époque j’avais à peine conscience des changements qui s’opéraient dans mon propre esprit. Comme chacun autour de moi, j’avais conscience surtout de l’ennemi, de la chaleur, du froid, de la saleté, des poux, des privations et du danger de temps à autre. Il en est tout autrement aujourd’hui.
Il y aurait peut-être des pages à écrire sur le grand détournement d’Orwell par ceux qui s’en réclament. On y croiserait certainement des auteurs sans grand talent analytique mais avec beaucoup d’influence, comme Philippe Murray, et une grande quantité de commentateurs de journaux et d’éditorialistes répétant peu ou prou les mêmes arguments. Mais ce serait rater la façon dont se développent dans ces milieux idéologiques des phénomènes très proches de ceux qui inspiraient Orwell (et aussi Kraus et Klemperer) dans leur analyse du développement des totalitarismes de leur époque. Dans 1984, le Parti ne veut pas qu’une adhésion idéologique : le coeur du mécanisme de la doublepensée, qui est la base du fonctionnement du novlangue, est la capacité à adhérer à une idéologie de manière à la fois contradictoire et réflexive. Là encore les annexes du livre nous en donnent une description claire :
On espérait faire sortir du larynx le langage articulé sans mettre d’aucune façon en jeu les centres plus élevés du cerveau. Ce but était franchement admis dans le mot novlangue : canelangue, qui signifie “faire coin-coin comme un canard”. Le mot canelangue, comme d’autres mots divers du vocabulaire B, avait un double sens. Pourvu que les opinions émises en canelangue fussent orthodoxes, il ne contenait qu’un compliment, et lorsque le Times parlait d’un membre du Parti comme d’un doubleplusbon canelangue, il lui adressait un compliment chaleureux qui avait son poids.
Cette réaction consistant à jargonner toute la terminologie établie par réflexe et quoiqu’il arrive est emblématique du novlangue. C’en est un objectif. Or, si toute idéologie politique contient son lot de jargon, l’idéologie conservatrice contemporaine, et particulièrement sa version médiatique, est à mon sens essentiellement constituée de canelangue : quel que soit l’événement, celui-ci est toujours emblématique du “décolonialisme postmoderne néomarxiste bienpensant racialiste politiquement correct intersectionnaliste” et opposé à “l’humanisme universaliste des Lumières rationnel des valeurs républicaines”. Il a été souligné à plusieurs reprises à quel point il est frappant, pour qui connaît par exemple la définition du terme de “postmodernisme” (pour ne prendre qu’un des exemples des variations du mot “mauvais” présentées ci-dessus) de voir ce terme accolé au terme “néomarxiste”, les deux perspectives sur le monde pouvant s’informer mais étant, sur le fond, en désaccord. Le terme bien connu de la droite de “néomarxisme postmoderne” est intrinsèquement contradictoire. Et c’est bien là son but : en étant rapide et contradictoire, en ne s’appuyant que le moins possible sur des exemples concrets, cette forme de discours permet de remplir ses deux objectifs principaux : donner matière à répétition, et légitimer la personne qui parle. On en revient sur ce point aux remarques de Pierre Bourdieu dans Sur la télévision concernant les formes de pensée que ce medium valorise :
Est-ce que la télévision, en donnant la parole à des penseurs qui sont censés penser à vitesse accélérée, ne se condamne pas à n’avoir jamais que des fast-thinkers, des penseurs qui pensent plus vite que leur ombre… (…) Il faut en effet se demander pourquoi ils sont capables de répondre à ces conditions tout à fait particulières, pourquoi ils arrivent à penser dans des conditions où personne ne pense plus. La réponse est, me semble-t-il, qu’ils pensent par “idées reçues”. Les “idées reçues” dont parle Flaubert, ce sont des idées reçues par tout le monde, banales, convenues, communes ; mais ce sont aussi des idées qui, quand vous les recevez, sont déjà reçues, en sorte que le problème de la réception ne se pose pas. Or, qu’il s’agisse d’un discours, d’un livre ou d’un message télévisuel, le problème est de savoir si les conditions de réception sont remplies ; est-ce que celui qui écoute a le code pour décoder ce que je suis en train de dire ?
Ce dernier point est crucial. La gauche pense souvent — et parfois y parvient — mettre à mal les idéologies conservatrices et réactionnaires en en pointant les incohérences. Mais cette réaction suppose que le but du discours auquel on est confronté est d’être reçu, analysé, incorporé, et restitué comme cadre d’analyse, quand il a bien plus souvent pour objectif d’être seulement restitué, raison pour laquelle les personnes allant assez loin dans le trou de la pensée réactionnaire pour se faire les parangons de penseurs réactionnaires comme Eric Zemmour, grand maître du canelangue s’il en est, savent souligner sa flamboyance, la joie ressentie à le voir dire les bons mots (“dire tout haut ce qu’ils pensent tout bas”), mais très rarement discutent des arguments ou idées fondamentales les convaincant, au-delà de critères moraux (Zemmour est du bon côté, pas les gens que Zemmour dénonce).
En cela, il est bien probable qu’en pointant du doigt les incohérences d’Eric Zemmour (par exemple, quand celui-ci pense à la fois que la gauche est à blâmer pour la prise de pouvoir de Philippe Pétain et que la prise de pouvoir de Philippe Pétain était une bonne politique qui a protégé les Français face au nazisme), on rate le fait que le discours d’Eric Zemmour ne vise pas à être cohérent. Au contraire, c’est le principe même de la doublepensée que d’être contradictoire : il s’agit d’un exercice de pouvoir sur vous, pas d’une sollicitation à adhérer à un programme idéologique. Le but de la pensée réactionnaire est de conforter des hiérarchies sociales, pas d’être convaincante.
Il est entendu que ces dynamiques ne viennent pas d’un défaut individuel inhérent aux personnes de droite : l’idéologie est toujours à l’interaction entre des individus donnés et des systèmes de pouvoir, dont les médias font, naturellement, partie. Du reste il est tout aussi vrai que le jargon, la contradiction, et le dogmatisme ne sont pas des défauts auxquels les idéologies de gauche échappent : ce serait extrêmement naïf de croire l’inverse. Mais là encore : c’est probablement davantage à cause d’une tendance à vouloir (ou devoir) imiter le “fast-thinking” décrit par Bourdieu que ces dérives découlent. Ce qui devrait nous intéresser est donc de travailler à créer les conditions d’une formation et d’une autoformation politique induisant le développement de réelles compétences de critique sociale (du genre décrit par Orwell dans Hommage à la Catalogne) que d’essayer de gagner à un jeu dans lequel nous partons probablement perdants. Et, en attendant, de réfléchir aux meilleurs moyens de discréditer une droite orwellienne qui ne sait plus rien faire d’autre que cancaner.