En fin de compte, tout le monde s’en fichait de la cancel culture
Cette note parle de propos racistes, transphobes, et de divers cas de censure.
Dans son discours récent au Conservative Political Action Committee (CPAC, le club des idées conservateur états-unien) l’amuseur public Michael Knowles exposait que “Pour le bien de la société, le phénomène transgenre [transgenderism, NdT] doit être éradiqué de la vie publique entièrement”. Issu du monde des guerres culturelles à droite, embauché au sein du Daily Wire, un site d’info en ligne soutenu par des dépenses publicitaires considérables, Knowles était parfaitement au courant de l’effet dans la conversation public que son discours allait avoir lorsqu’il l’a tenu : depuis plusieurs mois, la presse et les politiciens conservateurs des Etats-Unis ont construit une véritable obsession anti-trans en s’appuyant sur le prétexte d’”inquiétudes pour les enfants”, dont la conclusion logique est bel et bien de demander “l’éradication” du “phénomène transgenre” de la vie publique. Un discours que son auteur décrit comme n’étant pas inscrit dans une logique de répression envers les personnes trans, ce qui a autant de sens que de demander que “le phénomène homosexuel” soit “éradiqué”, tout en prétendant que cela n’aura pas d’implications sur la capacité des personnes homosexuelles à vivre librement leur vie.
La défense de Knowles n’est pas originale en ce qui concerne l’engagement d’une figure conservatrice en politique et la volonté de cacher des projets politiques concrets et répressifs derrière un discours faussement modéré : en France, des militants directement inspirés par la droite états-unienne ne font pas autre chose quand ils dénoncent “l’idéologie du genre” en passant par des exemples abstraits, pour en réalité demander le retrait de droits et provisions juridiques concrètes. En matière de racisme, la demande concrète que les lois pénalisant l’incitation à la haine et la propagation de négation du crime de génocide est également passée pendant longtemps par le biais d’une dénonciation du phénomène abstrait de “la repentance”.
Transformer des questions politiques concrètes en débat abstrait sur des phénomènes éthérés est une bonne façon de ne jamais vraiment avoir à dire ce que l’on pense : dans son ouvrage de 2014 La Théorie du genre ou Le Monde rêvé des anges, l’intellectuelle conservatrice Bérénice Levet abordait par exemple la question du genre et notamment de la mise en place de politiques éducatives comme les ABCD de l’Egalité non pas en démontrant que cette politique serait mauvaise, mais que métaphysiquement, abstraitement, l’idée de dépasser entièrement les notions même de masculin et de féminin pouvaient être conçues comme absurdes. Et prenait pour exemple un clip fameux du film La Vie de Brian, dans lequel un personnage disait vouloir changer de sexe et était tourné en ridicule. Quel rapport, pourtant, avec la mise en place d’un programme éducatif concret, appelant analyses et évaluations empiriques ? Aucun au sens direct, mais le logiciel idéologique conservateur a tendance à ne traiter des sujets que sous l’angle de la “culture”, jamais de l’histoire, de l’économie, ou des politiques publiques.
C’est précisément cet élément que les polémiques de 2020–2021 sur “la cancel culture” ont révélé : pour les intellectuels — en très large majorité — de droite qui mettaient ce thème à l’agenda, il s’agissait de dénoncer non pas majoritairement des mesures interdisant l’expression de telle ou telle idée, mais bien une “ambiance sociale et culturelle”. La “cancel culture” était généralement associée à l’idée que les gens apprenaient à développer un sentiment de dégoût et d’intolérance tel face à certaines idées (comme le racisme, le sexisme, ou la transphobie) que des idées qui — supposément — n’en relevaient pas directement étaient également ostracisées, ainsi que leurs énonciateurs, et qu’à terme des mesures seraient mises en place pour les interdire socialement.
C’est de cela que se plaignait en 2021 Brice Couturier quand il décrivait la façon dont “un groupe de professeurs du secondaire a créé le hashtag #DisruptTexts consacré à traquer dans les œuvres classiques, ce qui risquerait de “heurter la sensibilité des jeunes lecteurs”. Ils ont trouvé des “représentations problématiques” dans beaucoup de ces livres : nombre de tragédies de Shakespeare sont fortement déconseillées : elles reproduisent les préjugés racistes de cette époque de ténèbres. Quant à Gatsby le magnifique, il reflète la vision, sur les femmes, d’un mâle blanc hétérosexuel”. En énonçant de telles notions, ces professeurs contribueraient à créer une ambiance d’autocensure, une forme encore plus insidieuse de censure que la censure ouverte. Justifiant ainsi toutes les colères contre toute opinion et dispositif visant effectivement à renforcer une vision progressiste, politiquement correcte, du monde.
Flash forward en 2023 : la plateforme du parti Républicain est donc “l’éradication du phénomène transgenre”. Dans l’Etat-test de Floride, ce parti applique un train de mesure sidérant contre la liberté d’expression : mesures de restrictions des libertés journalistiques, proposition d’un registre des blogueurs traitant de politique, installation d’activistes de droite dure en tête des institutions d’éducation avec un programme explicite de manipulation idéologique des contenus, définancement de départements universitaires entiers, imposition par la loi de pronoms genrés spécifiques avec interdiction d’en changer, mesures conduisant au retrait massif de livres de bibliothèques et d’écoles publiques, sans parler des lois interdisant d’évoquer l’homosexualité dans le cadre éducatif, interdiction des soins aux personnes trans… et ces mesures ne concernent qu’un seul Etat, et un nombre restreint de sujets. A l’approche de la présidentielle de 2024, le programme Républicain peut se résumer en trois mots : censurer, censurer, censurer.
Pourtant, quand le simple fait que les employés d’un éditeur fassent savoir leurs critiques à l’idée de publier un transphobe aussi explicite que le canadien Jordan Peterson pouvait valoir en France un débat sur la “cancel culture”, quand l’énonciation de la volonté, purement individuelle, par une autrice comme Alice Coffin de ne s’entourer que de femmes lui a valu plusieurs années de dénonciation comme “exterminatrice” des hommes, le discours de Knowles sur “l’éradication” qu’il souhaite (explicitement politiquement) du “phénomène transgenre” n’a pour le moment fait réagir qu’un média francophone : Le blogue de Richard Héru, un journaliste canadien.
Comme il fallait s’y attendre, la droite a en effet changé son fusil d’épaule : si elle continue globalement de se plaindre du fait que la “culture” lui reste trop opposée et conduirait à l’autocensure, elle défend de plus en plus une affirmation selon laquelle il faut que la culture censure autrui, et idéalement par le biais de l’Etat. Dans son ouvrage La religion woke, Jean-François Braunstein défendait déjà l’idée de deux façons : d’abord en encourageant les entreprises à virer leurs employés “wokistes” (il salue le fait que la direction de Netflix ait “suggéré à ses employés de démissionner s’ils se sentaient offensés”, quand ils ont organisé un mouvement interne dénonçant des décisions éditoriales récompensant la transphobie de l’humoriste Dave Chappelle), et en en appelant ouvertement à fermer les universités pour arrêter la “contagion” : “Sans doute faudra-t-il reconstruire un système universitaire alternatif”, propose-t-il, saluant le philosophe conservateur britannique Roger Scruton qui “proposait en 2019, peu avant sa mort, de ‘se débarrasser des universités’”. Parmi les hérauts de la résistance cités dans les dernières pages de La religion woke : le gouverneur républicain de Floride, Ron DeSantis.
Il n’a jamais fait illusion à gauche du fait que personne n’en avait vraiment grand-chose à foutre de la “cancel culture”, mais il y a une forme d’indécence à voir certains des signataires de la fameuse lettre de Forbes de 2020, qui prétendaient que le manque de civilité sur Twitter était un risque civilisationnel, décrire la dénonciation de la censure républicaine comme étant “de l’identitarisme pour bibliothécaires”. Pendant ce temps, le torrent d’éditoriaux victimaires expliquant que l’ambiance d’intolérance face au racisme et au sexisme (notamment) rendent la vie difficile pour les activistes de droite ne s’est pas arrêtée. Récemment, même l’intellectuel à l’origine de la lettre de Forbes, Thomas C Williams, s’est senti obligé de dénoncer le caractère absurde de parler de “cancel culture” concernant l’annulation d’un comic strip parce que son auteur avait qualifié les Etats-Uniens noirs, dans leur ensemble, de “groupe de haine”.
Il est facile de voir dans des personnages comme Knowles des dangers plus grands qu’ils ne sont vraiment. Il est aussi suspect, quand on vit dans un environnement médiatique ayant fixé les standards du nôtre en la matière depuis trois ans au moins, de voir tant de tolérance face aux innombrables affaires qui se multiplient sur ces sujets, voire de voir des personnes ayant parlé de “cancel culture” prendre de plus en plus fait et cause pour les censeurs. La seule conclusion à en tirer est qu’ils ne s’en préoccupaient pas tout court, et la trouvent acceptable quand elle est de droite.
Et il y a à ce sujet une leçon supplémentaire à retenir. Car l’interprétation charitable de l’intervention de Knowles n’est pas de savoir s’il veut ou non que soit commis un acte de répression des personnes trans. L’interprétation charitable est que Knowles est un clown, un influenceur en manque de vues qui agite la panique anti-trans car il sait que cela résonnera avec une base radicalisée enfermée dans la bulle d’opinion conservatrice. Il n’est pas le seul à occuper ce créneau des agitateurs opportunistes et hypocrites, et ce phénomène n’est possible que dans une culture trop permissive envers les appels conservateurs à la censure. Se débarrasser socialement de ce qui encourage à développer un tel opportunisme malsain commence par arrêter de prendre des hypocrites au sérieux quand ils se plaignent.