Il n’y a pas de test pour les idéologies politiques : contre le Political Compass

Pandov Strochnis )
17 min readOct 2, 2020

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D’après le site Political Compass, mon “adresse politique” est -9.63; -8.46. Ces deux nombres me qualifient comme me situant dans le bord inférieur gauche d’un quadrant à la droite duquel se trouve le capitalisme, et en haut duquel se trouve l’autoritarisme. En répondant à une série de questions dont l’organisme en charge de Political Compass garantit le sérieux scientifique, ce résultat unique et infalsifiable permet bien mieux que n’importe quel programme politique de connaître ses propres alignements.

C’est mon test. Y’en a beaucoup des comme ça, mais celui-là, c’est le mien.

D’après le test lancé par le site Buzzfeed, si je vivais dans le monde fictif de Harry Potter, je serais dans la maison Poufsouffle. Si je me souviens bien de Harry Potter, ce choix vient récompenser mon caractère banal et ennuyeux. En répondant à une série de questions dont le journal garantit qu’il a été fait par de vrais fans de Harry Potter, ce résultat unique et infalsifiable permet bien mieux que n’importe quelle discussion entre amis de connaître la couleur de la robe qu’on aurait porté si l’on avait été un sorcier britannique imaginaire.

Eh oui, c’est un blaireau.

Comparer ces deux évaluations pour critiquer la première n’est pas nouveau, et a déjà été fait à de nombreuses reprises par de nombreuses personnes. L’argument peut être résumé en une phrase : dans une époque caractérisée par une atomisation et une marchandisation grandissante des relations humaines, il y a un danger à généraliser les technologies de l’évaluation individuelle à des choses comme les appartenances politiques. Le fait que le sondage de “Political Compass” ait fréquemment été détourné à des fins humoristiques montre d’ailleurs à quel point il est aisé de sentir le malaise que génère ce genre de bidules.

Connaissez-vous l’identité politique de votre sauce préférée ? Maintenant oui.

Ma propre contribution ici vise à aller plus loin qu’un simple malaise : pourquoi le sondage de Political Compass, et tous ceux qui lui ressemblent (je parle dans le reste du texte de tests d’alignement politique), peuvent-ils nous alerter, et au-delà de cette question assez anecdotique, en quoi le type de rapport au politique qu’impliquent ces technologies (parce que ce sont des technologies, comme les sondages d’opinion, le vote, ou la statistique sociale) doit-il nous inquiéter ? Enfin, y a-t-il des façons de s’en défaire (au-delà bien sûr du fait d’arrêter de faire des tests pas intéressants sur internet) ? Ma réponse à ces questions est assez simple : 1. ces tests sont basés sur la vision de la politique comme une marchandise et pas comme une activité, 2. cette vision sert un but politique, qui est de désemparer beaucoup de gens de leur capacité d’action pour la remplacer par autre chose, et 3. oui, on peut.

  1. Une vision inepte du politique

Pour comprendre pourquoi les tests d’alignement politique sont ineptes, et peut-être de façon plus importante pourquoi leur ineptie est une chose à prendre au sérieux, il est important d’en retracer au moins partiellement l’histoire. La forme particulière de “Political Compass”, qui est à ma connaissance la forme la plus répandue, fixée selon un axe allant de “libertaire” à “autoritaire” dans sa verticale, et de “droite économique” à “gauche économique” dans son horizontale, dégageant quatre zones (libertaire-droite, libertaire-gauche, autoritaire-droite et autoritaire-gauche) censées représenter “l’espace des possibilités politiques”, est une modernisation d’une forme plus ancienne, le “Cadrant de Nolan”, du nom de David Nolan, qui l’aurait formalisé pour la première fois en 1971 dans le journal The Individualist, proche des idées libertariennes (ou ultra-libérales). L’auteur y distingue les deux axes et quatre zones décrites plus tôt, plus un centre considéré comme modéré.

Le Cadrant de Nolan (jeunes années)

Certes, l’idée que l’alignement politique n’est pas une affaire binaire ne remonte pas à 1971. En réalité les représentations imaginaires des alignements politiques ont bien longtemps varié autour de divisions bien plus complexes que “gauche/droite” ou même que des modèles finalement assez grossiers comme celui de Nolan. On peut penser à l’influence décrite par les historiens politiques des appartenances locales, des réseaux de patronage et de clientélisme, des machines politiques, des alignements religieux, et des multiples sous-branches et accommodements tactiques qui ont caractérisé la vie démocratique sur le long cours.

De façon ayant plus directement à voir avec le sujet de cette note, l’idée de développer des modèles à deux ou trois variables des alignements politiques dont s’est directement inspiré Nolan peut revendiquer plusieurs paternités dans les années 50 et 60, époque où le “Ni droite, ni gauche” faisait déjà florès. La science politique, et particulièrement la science politique américaine, était friande dans la seconde moitié du 20e siècle de ce genre de représentations donnant l’apparence de la scientificité et permettant de se distinguer de l’image de “science molle” qui risquait de lui coller.

D’ailleurs, les concepteurs du “Political Compass” ne s’y trompent pas, en attribuant la paternité scientifique de leur test à des figures aussi éminemment légitimes que Wilhem Reich, Hans Eysenck et Theodor Adorno, bien que le rapport entre leur quiz et ces grands auteurs ne soit pas explicité, malgré tout le vernis de sérieux qu’ils attribuent à leur modèle. Car si beaucoup de gens le prennent (heureusement) à la blague, ce n’est pas leur cas. Ils ont d’ailleurs une section entière consacrée aux hommages qu’on peut trouver de celui-ci dans des gazettes comme le Guardian, le Times of India, la BBC, ou le New York Times, et d’une grille proposant d’analyser les élections des principales démocraties mondiales. Ils prennent aussi la carte bleue. Ces gens se prennent au sérieux et ont de l’écho, et je pense qu’il est intéressant de les prendre au sérieux nous aussi, et tous leurs émules avec eux.

L’élection de 2017 d’après le site “Political Compass”

Le modèle proposé par les tests politiques est cependant, à y regarder de plus près, plus proche de l’activité politique que de l’analyse. En d’autres termes, s’il correspond probablement assez bien à la façon dont les politiciens s’imaginent que le monde politique (et notamment électoral) fonctionne, en découpant l’électorat comme un gros gâteau bizarre dont chaque candidat représenterait une portion, il y a des problèmes fondamentaux avec cette façon de voir les choses.

Les termes en eux-mêmes peuvent poser problème. L’idée que le libéralisme économique représenterait plus de liberté économique par la libération de la propriété privée est en elle-même un problème pour un penseur comme Karl Marx, pour qui au contraire, la propriété privée en matière économique n’est pas une liberté mais bien une oppression. L’opposition entre capitalisme et communisme, et dans les grandes lignes entre droite et gauche, n’est pas tant autour de la question “Qui veut la liberté ?” (un terme bien plus utilisé par Marx que le mot d’égalité, soit dit en passant) mais plutôt “C’est quoi la liberté ?”. Il en va de même pour l’opposition entre “libertaires” et “autoritaires” : j’ai beau m’opposer à cette idée, je ne peux pas nier que sur une question comme celle de l’existence et des prérogatives de la police, une bonne partie du camp dit “autoritaire” pensera contrairement à moi que plus de sécurité c’est forcément plus de liberté, ou comme disait l’autre que “La sécurité est la première des libertés”.

Or comme une chose valorisée par presque tous est l’idée que la liberté est une bonne chose (ne serait-ce que parce que les idéologies politiques prétendent toutes ou presque vouloir l’atteindre), une telle présentation contient en elle-même un biais derrière l’apparente scientificité : le biais selon lequel le coin maximisant la liberté (en termes sociaux et économiques donc) est préférable. Ce qui apporte un biais considérable aux libertariens, dont Nolan faisait partie : celui de n’être que le parti des gens qui veulent simplement la liberté (une perspective avec laquelle toute personne ayant été confrontée à la “liberté” d’un employeur de renvoyer sa main d’oeuvre à l’envi ou de la faire trimer dans des conditions dangereuses aura un problème). Or, c’est précisément ce but que sert le Cadrant de Nolan à son origine, quelques mois avant que son auteur n’aille fonder le Parti Libertarien : donner une apparence de scientificité à l’idée de son auteur que les libertariens ont juste raison. Un autre grand avantage est aussi de mettre à égalité les quatre prétendues idéologies, quand en fait celle que l’auteur souhaite valoriser ne représente à l’époque qu’une minuscule frange du débat politique. Et si cette critique peut être faite principalement à Political Compass, il faut se rappeler que c’est bien ce modèle qui a le plus de succès, parmi de nombreux autres sondages.

A propos, la deuxième source d’ineptie est directement liée à la méthode du sondage. Les sondages d’opinion sont des outils extrêmement douteux pour analyser l’opinion des gens. La critique de Pierre Bourdieu est bien connue : en posant à des gens qui n’y ont jamais pensé des questions auxquelles on les somme de répondre, les sondages ont pour effet de créer une “opinion publique” qui n’est en fait qu’une fiction, ne correspondant ni aux préoccupations réelles des gens, ni au poids réel que leurs opinions auront dans la vie politique. C’est particulièrement le cas des tests d’alignement politique, qui imposent souvent des questions qui n’ont de sens que dans un contexte correspondant en gros à une généralisation abusive du débat politique états-unien.

Par exemple, dans les quelques questions auxquelles j’ai eu à répondre, Political Compass m’a demandé si je pensais que mes enfants devaient apprendre la religion à l’école, une question que je ne me suis honnêtement pas posée dans ma vie. Il ne m’a en revanche pas demandé si la propriété privée des moyens de production devait exister, une question tout à fait centrale dans mes opinions politiques concrètes. Et je peux comprendre pourquoi : je comprends qu’il y a actuellement peu de gens dans le monde qui définissent leur vision du monde sur la base de cette question, alors que la question de l’éducation à la religion est essentielle aux Etats-Unis, surtout pour la droite très religieuse qui y sévit. Mais c’est là que vient le paradoxe : le sondage me promet une expérience individuelle. En quoi l’est-elle, si une question que je trouve centrale n’y figure pas ?

Je pourrais bien entendu me tourner vers un “meilleur” sondage, un produit plus adapté à mes besoins de consommateur précautionneux et soucieux de l’offre. C’est par exemple le cas de “Politiscale”, un test d’appartenance politique “estampillé de gauche” qui contient plusieurs questions sur le rapport au capitalisme, et fournit à chacun non seulement son alignement politique en fonction cette fois-ci de 8 axes, mais vous garantit même un petit drapeau et une devise nationale personnalisée, et quelques badges bonus (anarcho-compatible, végano-compatible, etc.).

Ce n’est pas mon résultat, je n’ai pas fait le test jusqu’au bout car j’ai eu la flemme (en toute transparence)

Le troisième problème méthodologique, directement relié à celui-ci, est que cet alignement ne dit rien de mes comportements politiques. Avoir une idéologie, un drapeau, des valeurs et des badges est intéressant, mais cela ne dit rien de ce que seront mes actions concrètes dans le monde réel, ce à quoi le politique est censé servir, même dans la définition hyper-abstraite et assez naïve qu’on en donne en première année d’études politiques (“Ce qui a à voir avec la vie de la Cité”, ce qui ne dit à peu près rien car tout a à voir avec la vie de la Cité quand on y pense).

La plupart du temps, les gens ne mobilisent pas leurs idées politiques suivant un tel modèle, ne serait-ce que parce que la plupart du temps l’offre idéologique et les sujets importants du jour ne sont pas déterminés par eux mais par d’autres institutions (Etat, partis politiques, médias, et autres “corps intermédiaires”). De fait ils se mobilisent essentiellement sur des problèmes publics donnés dans des contextes donnés et le reste de ce qu’ils pensent n’a pas d’importance dans les actions qu’ils mènent.

Tout le monde s’en fout que vous pensiez en votre for intérieur que le capitalisme doit être régulé si vous votez en 2007 pour Nicolas Sarkozy parce qu’il a promis plus de flics, à commencer par Nicolas Sarkozy lui-même dans la politique qu’il mènera. Et personne ne s’en fout davantage dans le contexte que Nicolas Sarkozy. Pour partie, les comportements politiques sont moins explicables par “Qu’est-ce que vous croyez ?” que par “Qu’est-ce que vous croyez suffisamment peu important parmi ce que vous croyez pour le mettre en arrière-plan quand il s’agira de vous mobiliser concrètement, généralement en mettant un bulletin dans une urne ?”. Ces décisions sont prises au pied du mur. Et au pied du mur, pour la très vaste majorité des gens (je parlerai du reste bientôt), vous ne pouvez pas acheter 1kg de “Patrie-Famille-Egalité” ou de “Economic Left/Right: -9.63 Social Libertarian/Authoritarian: -8.46” à ramener chez vous.

Et c’est précisément sur ce point que ces tests, non contents d’être politiquement ineptes (car ils ne correspondent pas à la façon dont fonctionnent vos idées politiques dans le monde réel) sont en plus d’excellents outils pour vous désemparer politiquement.

2. Une vision passive du politique

Si les tests d’alignement politique se contentaient de ne pas vraiment bien comprendre comment marchent les opinions politiques, il n’y aurait pas de quoi fouetter un chat. Ce sont après tout des dispositifs assez anodins, qui sont largement plus utilisés pour faire des blagues que pour proposer des analyses sérieuses des phénomènes politiques. Du reste, il faudrait pour s’en inquiéter réellement mener une véritable sociologie de l’usage de ces outils, ce que je n’ai pas fait (ni personne d’autre, d’après les rapides recherches que j’ai eu l’occasion de faire). Malgré leur popularité comme source de mèmes, et leur présence dans une certaine presse, tout invite à penser les tests d’alignement politiques comme des phénomènes marginaux et anodins. Mais on peut apprendre des choses intéressantes avec de l’anodin, et mon propos est de dire que si l’objet “test d’alignement politique” est marginal, la vision du politique qui le sous-tend, elle, est dominante. Et dangereuse quant à ce qu’elle fait à notre rapport au politique, pour deux raisons.

D’abord parce qu’elle vous traite comme une clientèle. Là encore l’origine du dispositif a quelque chose à nous dire de ce danger : pour les théoriciens libéraux du politique, les relations électorales (l’élection restant, et je m’en désole, le mode de régulation principal des relations politiques) sont comme toute relation humaine réductibles à un marché, sur lequel les politiciens échangent avec des électeurs rationnels et informés de leurs préférences dans un marchandage où les votes s’achètent avec des promesses électorales. Dans cette perspective, les citoyens ne sont que des consommateurs de politiques publiques, cherchant à maximiser leur intérêt, certes pondéré par des considérations de valeurs ou d’idéologies, mais leur intérêt quand même. Cette idée, qui est une version incroyablement simplifiée de ce que l’on a appelé l’école des choix public, n’a pas été qu’une façon de comprendre les électorats : elle a aussi été une façon de les construire. Il y a toute une histoire de la façon dont les citoyens ont été compris comme des consommateurs ou des clients de l’Etat.

Je ne dis pas que cette vision n’est pas descriptive : il est évident que de nombreuses personnes votent uniquement en fonction de ce qu’ils obtiendront de l’Etat. Mais ce que les études sur le sujet ont tendance à montrer, c’est qu’il ne s’agit pas là d’un réflexe naturel lié au fait que les gens, spontanément, associent toute institution à un marché. C’est le résultat d’un processus d’apprentissage sur le temps long, qui par ailleurs n’inclut pas que des considérations d’intérêt au sens économique (le politiste Jean-Louis Briquet, qui n’en a rien à foutre des tests d’alignement politique parce qu’il consacre ses journées à des sujets sérieux, montre par exemple l’importance que prend l’économie morale, ou en d’autres termes le sentiment de justice, dans les relations clientélistes par exemple, peut-être même davantage encore que les quelques ressources économiques que les électeurs en dégagent). En cela, les modèles proposés dans ce cadre consumériste-rationaliste néolibéral sont une façon de produire un certain type de citoyen, soucieux de s’aligner sur une offre politique ciselée pour lui davantage que de prendre le pouvoir, voire même de changer le monde.

Cela permet de développer une certaine marchandisation des idées politiques. Après tout, ce à quoi sert surtout le test de Buzzfeed me permettant de déterminer que je suis un Poufsouffle et pas un Serpentard, c’est de me permettre de choisir la couleur de l’écharpe à 70€ que je trouverai à la boutique Harry Potter la plus proche, plutôt que de repartir bredouille. Il en va en partie de même de la question de l’identité politique, qui est remplacée en partie par une politique de l’identité, dans laquelle la mise en scène de son propre alignement politique devient l’enjeu principal de cet alignement. Par-delà les formes les plus anodines et grossières en la matière (les goodies, que ce soient des t-shirts Che Guevara ou la collection complète des oeuvres d’Eric Zemmour, qu’on ne lit pas parce que soyons sérieux, qui va lire Eric Zemmour ?, mais qu’on achète quand même), une pratique amusante est la mise en scène des résultats des tests d’alignement politique censés rendre compte du voyage spirituel et idéologique de celui qui les prend.

Regardez l’évolution de cette courbe de “Révolution” et osez me dire que l’auteur n’est pas de gauche

La théorie politique n’est pas transformative, ni particulièrement un moyen d’action : elle relève d’une forme de développement personnel, qui n’est pas le développement et le soin de soi et des autres permettant de dégager des possibilités d’action collective proposé par exemple par une théoricienne comme bell hooks, qui n’est pas non plus la culture et l’esthétique qui accompagnent toute activité humaine, y compris et surtout politique, qui n’est même pas à vrai dire le fameux “anarchisme lifestyle” critiqué par Murray Bookchin, qui revient à chercher à vivre de façon transitoire dans des bulles d’utopie plutôt que d’essayer de transformer le monde, mais qui ressemble en fait bien plus aux régimes-miracle du docteur Bidule ou aux histoires de redécouverte de soi bien connus : le vrai communisme, ce sont avant tout les amis qu’on se fait en chemin.

Et la vérité, c’est qu’il est probablement plus facile, dans un monde bordélique et aliénant, de travailler sur le développement de sa courbe d’anticapitalisme que de construire un contre-pouvoir à la base.

Et c’est le deuxième problème de cette vision du monde, son caractère atomisant. Je l’ai déjà dit plus haut les alignements politiques, en fait, ne marchent pas selon le modèle de QCM que proposent les tests d’alignement politique. Il est plus proche de la réalité de penser qu’ils fonctionnent comme des mondes sociaux, dans lesquels les individus s’insèrent, apprennent, et évoluent collectivement. Ce qui revalorise d’ailleurs le rôle des milieux sociaux en général. On entre généralement moins dans une organisation ou un parti parce qu’on a lu toutes les théories existantes et jugé que celle-ci convenait le mieux au coin du marché politique qu’on occupe que par les mêmes effets que n’importe quelle autre entrée dans un monde social : coïncidence, choc biographique, proximité, etc. La sociologie politique a produit un concept intéressant pour décrire ce qu’il se passe ensuite : l’alignement de cadres. Ce qu’il se passe quand les relations existant au sein d’un groupe conduisent les membres de ce groupe à voir les choses de la même façon. Evidemment, l’idéologie joue un rôle, mais médiée à travers une fréquentation quotidienne et surtout, dans le but de faire des choses ensemble.

En divisant et subdivisant les appartenances politiques, ce processus est en quelque sorte grippé. L’idéologie politique n’est plus un monde dans lequel on vit, c’est un sondage quantifié et qui ne peut changer qu’à travers un travail individuel. Il peut en découler toutes sortes d’activités en commun, mais si l’on prend cette vision du politique au sérieux, ces activités sont tournées avant tout vers le travail de soi. Or si commencer par mettre sa chambre en ordre avant de faire face au monde est une bonne chose, il est aussi intéressant de savoir que cette idée a été reprise par le théoricien ultra-conservateur Jordan Peterson pour dire, dans son best-seller international 12 Règles pour une Vie, que toute forme d’activisme, quelle qu’elle soit, est inepte, car la seule chose sur laquelle les gens peuvent et doivent agir, c’est eux-mêmes (en ignorant volontairement que c’est souvent le bordel extérieur qui met les chambres des gens en désordre, pour filer la métaphore).

Je ne dis pas que d’identifier ses alignements idéologiques ne peut pas permettre de rencontrer d’autres gens avec qui s’engager dans une action collective, ce serait stupide. Je dis en revanche que la vision de ce qu’est un alignement idéologique qu’impliquent les tests d’alignement politique a un biais vers une certaine forme de passivité causée par une attention excessive à l’idée d’un “voyage” ou d’une “appartenance” individuelle à un groupe qui se définit avant tout par une question d’authenticité dans l’appartenance que par une question de stratégie politique. J’ai l’intention d’écrire un autre texte là-dessus mais je peux le dire maintenant : je pense que la notion de fandom (ou de communauté de fans, pour les gens qui ne parlent pas l’anglais des internets) a beaucoup à nous apprendre sur ce point.

Problème réglé.

Je fais le pari en écrivant ce texte que plus d’une personne qui le lira partage avec moi l’expérience d’une angoisse discrète : l’idée que l’échec des mobilisations auxquelles j’ai participé est lié au fait que je n’ai pas su identifier exactement le cadre théorique ou politique parfait dans lequel les inscrire, l’idée qu’il y aurait une “bonne” approche militante à mettre en avant, et qu’une fois que l’on serait tous d’accord sur le fait de la suivre, le succès nous viendrait facilement. Je pense que les tests d’alignement politique sont la technologie la plus caricaturale répondant à cette angoisse. En produisant un modèle simple à comprendre de questions complexes, ils donnent aussi des clés, aussi illusoires soient-elles, pour les régler : si je travaille assez mon score d’anticapitalisme, ou si je rencontre des gens partageant celui que j’ai, je serai en mesure de changer les choses. L’implicite est évidemment que si quelqu’un diverge sensiblement de mon score, interagir avec est une cause perdue, sauf dans un modèle agonistique, comme le débat, permettant de mettre en scène notre désaccord pour un profit symbolique ou matériel.

Mais rien de tout ça ne nous dit quoi faire d’autre.

3. La partie où on se demande quoi faire d’autre

J’espère qu’il est clair à ce stade-là du texte que je ne l’écris pas pour demander à qui que ce soit d’arrêter de faire des tests d’alignement politique, ou n’importe quel autre type de test ou de quiz par ailleurs. Je pense personnellement que les mèmes fait à partir de ces tests sont plus amusants, mais je trouve aussi que ronchonner sur une technologie symbolisant quelque chose que l’on n’aime pas en espérant secrètement que les gens arrêteront de s’en servir n’a aucun intérêt. Si l’on vous a envoyé ce texte parce que vous avez évoqué un tel test, je n’ai rien contre vous et vos façons de passer le temps. Je pense comme je viens de l’écrire que ces tests répondent à une angoisse réelle, que je partage, et je m’inclus dans l’ensemble des problèmes que j’ai évoqués ci-dessus. Ce qui me pose question, c’est comment sortir de cette angoisse.

Bon et puis les blagues sur les sandwichs c’est rigolo aussi

Je pense, à ce stade-ci de ma très petite expérience du monde, qu’il y a de la valeur dans l’organisation réelle et dans les interactions militantes. Je pense qu’une grande part des activités militantes (tracter, coller des affiches, etc.) sert en fait surtout à entretenir des relations sociales, et que dans des relations sociales pré-existantes que les réseaux militants peuvent s’ancrer le mieux. Travailler de tels réseaux, et le cas échéant les faire émerger, est moins gratifiant que de développer des techniques de soi ou de tester ses alignements politiques, mais il se peut bien que ce soit plus utile.

Et tant qu’à faire, je pense que d’une façon générale, apprendre à penser les alignements politiques non pas en fonction de ce dont les individus ont sur leur carte de visite idéologique, mais en fonction de pratiques. Après tout, quelle importance que Manuel Valls pense dans son for intérieur que la lutte des classes c’est super important, quand tout ce qu’il fait quand il a le pouvoir c’est de détruire le droit du travail et d’aider au développement de l’extrême-droite ?

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Pandov Strochnis )

Politiquement croquette anglosaxophoniste et sociologisme démoniaque. Pour me soutenir : https://ko-fi.com/pandovstrochnis