La politique de l’imprécation
Qui se souvient de la vague d’attentats de 2015–2016 et des nombreux débats de (souvent faux) experts et de (souvent pseudo-) spécialistes qu’elle a causée se souvient peut-être d’une discussion qui avait alors lieu de façon récurrente : le Président de la République (François Hollande, alors) allait-il prononcer le “bon” mot, “islamisme”, pour “réellement” dénoncer le phénomène social en cause ? Atlantico, tribune assez représentative de la vacuité politique ambiante, en faisait à l’époque un enjeu central de la vie politique du pays : “cette attitude nihiliste a le don d’énerver l’opinion publique, laquelle a besoin d’entendre un discours qui donne du sens à ce qu’elle vit”, y déclarait-on, donnant corps à ce qui est devenu un leitmotiv de la politique française en matière de lutte antiterroriste, mais aussi de façon croissante dans l’ensemble des domaines d’action des politiques publiques. Le gouvernement suivant, celui d’Emmanuel Macron, fut l’objet des mêmes réflexions, les commentateurs se demandant longuement si le président allait prononcer le mot “islamisme”, puis le félicitant d’avoir su trouver “le bon mot” à travers l’objet du “séparatisme”, tout en remarquant (parfois avec soulagement) que ce même séparatisme était lui-même “correctement” renommé en “séparatisme islamiste”.
D’une façon plus générale, la désormais usuelle diarrhée de violence verbale s’abattant, en premier lieu sur les musulmans, et par extension sur toute personne ne faisant pas immédiatement démonstration de son islamophobie dans les minutes, voire les secondes, suivant le moindre événement associé par le commentariat réactionnaire à l’idée d’une “islamisation” de la société, d’une “insécurité culturelle” grandissante, ou de “dérives communautaristes”, se centre désormais quasiment uniquement sur une forme particulière de politique, centrée sur le mécanisme de l’imprécation, selon laquelle l’urgence face à un problème social n’est pas de proposer un diagnostic ou des solutions appropriées, mais de dénoncer un ennemi intérieur sur lequel il est possible de faire peser toutes la culpabilité du monde. Selon la bonne pratique de la rhétorique fascisante, il est de bon ton que cet ennemi intérieur soit à la fois décrit comme tout puissant et sur le point d’arriver à ses fins, et méprisable, faible, et voué à la défaite. Les universités, les intellectuels, et d’une façon générale tous les groupes qui se proposent de livrer une analyse conflictuelle et nuancée de la situation, sont considérés comme des traîtres. C’est, sans surprise, ce qu’il s’est passé après l’attentat récent dans lequel un enseignant a été atrocement assassiné par un jeune homme qui avait estimé que sa victime représentait les “infidèles”. Peu importe aux dénonciateurs du moment que plusieurs informations indiquent que c’est précisément la police qui se met en scène comme seule solution face à ce problème qui ait échoué dans son travail de renseignement, les responsables sont déjà tout trouvés aux adeptes de la politique de l’imprécation : les traîtres.
C’est ça la réponse. C’est ça toute la réponse : rajouter un coup de répression et de racisme sur les musulmans, y rajouter quelques traîtres pour faire bonne mesure, et surtout ne pas oublier de sortir les bons éléments de langage pour rappeler au FN qu’on l’écoute. Et ne pas oublier d’évoquer les valeurs de la République, c’est important. Ca ne veut rien dire concrètement, mais c’est important. Et Manuel Valls a aussi proposé d’afficher les caricatures du prophète partout. On rajoutera ça au stage de 3 semaines à l’armée, à la leçon de morale républicaine, au pin’s “Liberté égalité fraternité” et à l’exemplaire offert des Fables de la Fontaine. 47% de valeurs de la République en plus avant la fin du mois, et envoyons les flics casser la porte d’une mosquée pour terroriser des enfants un samedi. C’est tout. Ca ne marche pas ? C’est pas grave, la belle-soeur de Gérald Darmanin a une entreprise de t-shirts, on pourrait en envoyer un floqué d’un tableau de Delacroix à chaque collégien de la Corrèze et offrir des bazookas aux policiers municipaux, ça marchera probablement pas, mais au moins ça fera plaisir à Eric Zemmour. Et puis ça a beaucoup fait pour la carrière politique de Manuel Valls. Ca plaît aux éditorialistes politiques, les coups de menton.
Certes, les laïus de ceux qui s’émouvaient hier de savoir si Hollande allait ou non prononcer le mot magique d’“islamisme” avaient une idée derrière la tête : imposer avec ce diagnostic un certain nombre de mesures, s’inscrivant dans le domaine de la restriction de libertés civiles, de durcissement de l’Etat répressif, et d’augmentation des moyens de la police, comme en témoigne l’article d’Atlantico. Ces politiques, prises comme relevant du “bon sens”, étaient conçues comme allant de pair avec le constat du problème. De façon intéressante, constatons qu’à chaque épisode, c’est ces mesures qui ont été appliquées : l’état d’urgence de Hollande, converti en loi ordinaire, a notamment permis de faire à peu près tout ce que souhaitaient les thuriféraires de l’imprécation de 2015, puis a été suivi du durcissement du maintien de l’ordre, du durcissement des lois sur l’asile et l’immigration, et prochainement, si la loi contre le “séparatisme” devait venir à passer, d’un coup de rabot supplémentaire sur les libertés civiles. Le modèle de la “radicalisation” qui s’est alors généralisé a conduit à toutes les confusions, et été discrédité scientifiquement, mais quelle importance ? C’est cet aspect de la politique de l’imprécation qui est le plus intéressant, dans la mesure où il s’agit d’une critique de leur propre échec, de la part des personnes au pouvoir, et leur permettant de proposer un redoublement de leur propre politique.
Les “islamo-gauchistes” tout comme les “séparatistes” et autres “communautaristes” de Bernard Cazeneuve sont à ce titre emblématiques : à le croire, la politique sécuritaire et religieuse de la France aurait jusqu’à récemment été fixée par une coalition de personnes qu’il est incapable de nommer, sorte de combinaison d’associations cultuelles, de professeurs de sociologie, et de militants altermondialistes, et pas par le consensus libéral-sécuritaire, nationaliste et policier, qui s’est imposé en France depuis le premier septennat de François Mitterrand, sur des bases déjà posées dès les débuts de la 5e République. Il fait comme s’il n’y avait pas déjà 20 ans que les hommes politiques et d’Etat dont il fait partie répètent en boucle qu’il faut en France serrer la vis aux quartiers populaires, qualifiés de “territoires perdus de la République”, du nom de l’ouvrage dirigé par Georges Bensoussan, tellement tabou qu’il était devenu dès les premières semaines de sa parution un best-seller, référence commune de Le Pen, Chirac, et Jospin dans la campagne menant à l’élection présidentielle de 2002. Ce référentiel n’était alors pas nouveau. Quoiqu’en disent les partisans du barrage, la dure réalité est que cela fait plusieurs décennies, par lâcheté, que l’on essaie les solutions du FN, par petites doses mais de plus en plus intensément. Elles sont simplement inefficaces.
Il est indubitable qu’un certain niveau de crise sociale existe en France. Mais, là où les échecs de la politique sécuritaire, autoritaire, pro-capitaliste et destructrice devraient être précisément la raison de la critique de la coalition politique qui a mené cette politique, elle est de façon perverse l’occasion pour cette coalition de constamment blâmer un ennemi imaginaire de ses échecs, à la manière dont les intellectuels qui l’inspirent occupent en permanence tous les espaces de médiatisation possible pour déplorer la censure dont ils estiment en permanence être victimes. A l’analyse et l’action politique concrète, basées sur des analyses sérieuses des phénomènes sociaux, se substitue donc une politique identitaire et symbolique, culturelle uniquement dans les analyses qu’elle propose, servant à soutenir la relance en permanence des politiques même qui causent ou du moins échouent à régler la crise. Cette politique de l’imprécation, certes, ne sert à rien. Elle ne résoudra aucun problème. A chacun de ses cycles, l’idée d’une politique ayant un sens s’essouffle un peu davantage, d’autant plus qu’à mesure qu’elle se déroule les politiques publiques réelles, et surtout les politiques répressives, sont de toute façon prises par des institutions non-démocratiques, à commencer par la préfecture de police et le marché. C’est une politique qui ne peut conduire qu’à un consensus par l’hystérisation permanente du débat public, par la matraque, et par la dénonciation croissante de l’ennemi intérieur. Une machine à photocopier de l’arbitraire. Mais quelle serait l’alternative : critiquer les politiques qu’ils ont menées ?