La provocation conservatrice, ou le courage de ne pas prendre de risques

Pandov Strochnis )
8 min readFeb 27, 2023
Extrait du film parodique Death to 2020, dans lequel une politicienne conservatrice évoquait tout le succès médiatique de son livre “Conservative voices are being silenced”

Les débats autour des campus universitaires qui ont agité le monde anglophone — et plus récemment, francophone — depuis le milieu des années 2010 se sont centrés sur la question de la liberté d’aller y énoncer des vérités qui dérangent. Un conglomérat d’intellectuels surnommé “l’intellectual dark web” en avait fait sa spécialité : forgée en 2018, l’expression était censée représenter un réseau de penseurs de pointe venus revivifier le débat public, mais interdits de parole. Bien sûr, l’expression “dark web” fait en fait référence aux protocoles utilisés pour se rendre sur internet et y acheter armes, drogues, et matériaux encore moins avouables, mais ce point de détail mis à part, il s’agissait d’un exercice de marketing réussi, surtout pour des penseurs ayant une telle couverture médiatique à l’aune de ce qui était, il faut bien le dire, une pensée plate comme une limande repassée.

Les vérités dangereuses des penseurs de “l’IDW” étaient en réalité une pile de clichés pompeusement enrobés dans, au choix, de la mythologisation gloséifiante prétendument psychologique (pour la partie Jordan Peterson) ou de la pseudo-génétique tenant en réalité de la pensée magique consistant à dire que si un comportement humain existe, c’est qu’il doit être biologiquement utile (pour la partie Sam Harris). L’“IDW” était the place to be pour s’entendre dire que les femmes étaient différentes des hommes et qu’il fallait que les deux sexes copulent pour faire des enfants, que le mariage était historiquement plutôt une institution hétérosexuelle, et que les personnes noires avaient un taux de mélanine dans l’épiderme plus concentré que les personnes blanches (justifiant les discriminations et opinions racistes d’après Charles Murray, une source récurrente de certains de ces intellectuels).

Pour le dire simplement, si vous aviez vécu depuis votre naissance au sein d’un polycule queer en ne fréquentant que des personnes homosexuelles et transgenres, et étiez arrivée à l’université convaincue que le mariage hétérosexuel n’existait pas, que les femmes et les hommes non plus, et que tout le monde était beau, gentil, et insouciant, l’IDW avait des vérités choquantes à vous révéler. Pour cette raison, ses membres exigeaient que l’on ait avec eux des discussions civiles autour de ces vérités dangereuses à dire, comme par exemple “Au fond, les femmes ne devraient pas avoir le droit de porter du maquillage parce qu’en en mettant elles excitent les hommes et du coup faut pas s’étonner qu’ils les harcèlent”, “Le réchauffement climatique est impossible car on ne sait pas ce que signifie le mot climat”, pour prendre deux exemples assez fameux parmi les moins injurieux.

L’attitude du grand diseur de vérités dangereuses qui finit par sortir une platitude ou une ânerie n’est pas nouvelle : depuis des années la figure de la “pilule rouge”, issue des films Matrix, circule volontiers à droite pour symboliser ce genre de “réalisations”. On se rappelle que La Manif Pour Tous n’avait rien à répondre à la proposition de reconnaître l’homoparentalité que “Non, une famille c’est un père et une mère”, comme si les personnes qui voulaient changer la loi n’avaient pas été au courant du fait que, jusqu’ici, c’était justement son contenu, et que c’est pour ça qu’ils voulaient la changer. Il y a souvent dans le discours de droite cette double volonté de passer pour celui qui jettera le pavé au milieu de la mare, tout en plaisant en fait à ce que l’on croit être le plus grand nombre. Au cours d’une séquence désormais bien ancienne, l’alors ministre Frédéric Lefebvre présentait comme “une confidence” l’idée que c’était en travaillant qu’on produisait des richesses, et qui lui avait valu cette altercation : “C’est plus de la langue de bois, c’est de la langue de bûche”.

Récemment, les conservateurs ont de nouveau entrepris de se féliciter eux-mêmes de l’extraordinaire courage que demande le fait pour eux de répéter des platitudes. Le 17 février, l’acteur Vincent Cassel s’exprimait dans une interview au Guardian en faveur de l’ex-boxeur, influenceur (et actuel suspect dans une affaire de proxénétisme) Andrew Tate, pour dire que celui-ci n’avait pas tort de “défendre la masculinité” à une époque où — apparemment — celle-ci serait mise en danger. Dans un contexte où Tate n’a pas seulement été critiqué pour avoir mis en scène une vision complètement caricaturale de la masculinité toute en gonflette, insécurité et grosse bagnoles (la même paradoxalement que Cassel prétend critiquer dans son interview), mais a fait sa fortune sur la mise en place de la Hustler University (une arnaque basée sur une pyramide de Ponzi) et est poursuivi en Roumanie pour des soupçons de trafic d’êtres humains et de viols y compris de mineures, il fallait s’attendre à ce que Cassel soit quelque peu critiqué.

Il n’en faut pas plus pour être un héros : “on comprend qu’il pointe du doigt cette injonction à la “fluidité de genre” qui veut abattre les frontières sexuelles et qui est au cœur des grands combats idéologiques contemporains”, explique dans un article modestement titré “Vincent Cassel ou la fierté d’être un homme” la journaliste Noémie Halioua, qui n’évoque pas l’hommage rendu à un proxénète avoué, mais préfère rappeler que “Par ses propos, Cassel s’oppose aux discours culpabilisateurs de l’offensive misandre qui criminalisent le masculin dans son essence, qui veulent le tordre, le nier dans ses aspirations primaires, le dénaturer”, ignorant au passage que c’est précisément l’acteur qui se plaint de ce que les gens ne font pas ce que lui voudrait. Avant de poser modestement les enjeux : “comme l’écrit George Orwell qui en connaît un rayon : en des temps d’imposture universelle, dire la vérité est un acte révolutionnaire”. Rien que cela.

Pendant ce temps, la droite outre-Atlantique et outre-Manche se déchirait sur les malheurs de feu Roald Dahl, et par conséquent, la droite française lui emboitait le pas : dans un geste terrible, les ayant-droits de l’auteur irlandais annonçaient que certains de ses textes allaient être amendés dans de futures rééditions contemporaines, changeant des tournures de phrases jugées par l’éditeur comme inappropriées face à une sensibilité contemporaine. Une affaire qui s’est produite encore et encore dans les rééditions d’oeuvres grand public, comme dans le cas du titre du roman Dix Petits N… d’Agatha Christie, devenu Ils étaient Dix en 2020, avec la fin de la publication de quelques oeuvres secondaires de Dr Seuss qui contenaient trop de clichés racistes, ou pour citer l’affaire politique la plus importante de l’année 2021, le changement du nom de la gamme de jouets “Monsieur Patate” en “Tête de Patate”, une affaire qui avait tout lieu de secouer les plus grands intellectuels contemporains.

Ici, les changements ont à raison permis d’évoquer George Orwell (encore lui) : Augustus Gloop n’est plus “fat” mais “enormous”, le sens du danger ressenti par Charlie dans la chocolaterie n’est plus “queer” mais “strange”, et une phrase sur le fait de tirer les cheveux des dames pour vérifier si ce ne sont pas des sorcières (celles-ci sont chauves et portent des perruques dans le roman Sacrées Sorcières) s’est vue adjoindre d’une mention du fait que d’autres femmes portent des perruques sans en être. Un crime d’une ampleur équivalente à celui de l’incendie de la grande bibliothèque d’Alexandrie, et imputable bien entendu aux mouvements sociaux modernes. On aura beau rétorquer que nul mouvement social n’a rien demandé de la sorte, que des éditions amendées de nombre de grands classiques, en langage simplifié par exemple, circulent depuis de nombreuses années, que les éditions originales continueront d’être publiées, rien n’y fait.

Quasiment aucun article consacré au sujet n’évoque le fait qu’aux Etats-Unis, des bibliothèques entières ont été vidées et qu’un gouverneur (parmi les favoris de la course à la primaire présidentielle) a produit une “liste blanche des livres autorisés”, en plus de véritables index des livres à proscrire, et que les lois sont amendées pour permettre aux groupes de pression qui le voudraient de faire censurer tel ou tel ouvrage antiraciste, féministe, LGBT, d’interdire les études de genre et disciplines similaires dans les universités, d’interdire à des catégories entières de population d’apparaître en public. Quand ils le font, c’est en insistant sur l’équivalence d’amender à la marge un texte qui sera existant et cette action de purger des enseignements et ouvrages “jugés trop wokes”, pour reprendre la délicieuse formule de Slate avec un sens adorable du double-entendre. Après des années à fantasmer sur le fait que des “wokes” finiraient par censurer Martin Luther King, ce qui n’est jamais arrivé, le fait de le censurer au nom de “l’anti-wokisme” ne fait pas grand bruit.

Tout au plus, on se retrouve avec une évocation en passant du fait qu’un système de censure d’Etat n’est pas une idée excellente, tout en approuvant l’objectif de “déwokification”, avant de retourner à ce qui nous intéresse vraiment : quelques changements à la marge de textes qui demeurent disponibles dans leurs versions précédentes. C’est la maladie morale du pseudo-centrisme : essayer à tout prix de créer de l’équivalence là où il n’y en a pas. Et donc, involontairement (ou pas?) créer un système de deux poids, deux mesures systématique : une censure extrême à droite est au pire une conséquence malheureuse mais bien obligatoire face à un grand danger ; une action qui n’est que par un grand effort d’imagination assimilable à de la censure à gauche (et en réalité, qui n’est que par un grand effort d’imagination assimilable à la gauche, qui n’est pas exactement l’idéologie des grands éditeurs dont on parle…) est au mieux l’équivalent du retour de l’URSS.

En lieu de quoi, il faut encore faire face à un défilé de courage : il n’est jusqu’à la reine d’Angleterre (Camilla, désormais) pour avoir pris position sur le sujet, dans un applaudissement généralisé du courage témoigné pour avoir eu l’audace de se lever face à cette tyrannie. C’est ce dont a aussi bénéficié l’humoriste Ricky Gervais qui a courageusement dénoncé les ennemis imaginaires qui voudraient lui interdire de dire des gros mots. Stunning and brave. Il faut dire qu’il aurait été non-stunning et non-brave de s’en prendre à des censeurs réels, qui après tout ont leurs raisons, alors que les ennemis que l’on invente dans sa tête ont tous tort, en plus d’être laids et bêtes.

Ainsi tourne la petite musique de la provocation conservatrice, qui continue de se complaire dans l’image du courageux diseur de vérité, et à faire de la langue de bûche, quand elle n’est plus depuis longtemps que la position de celui qui hurle avec la meute, à ne rien dire de nouveau ou de risqué, quoiqu’il arrive.

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Pandov Strochnis )

Politiquement croquette anglosaxophoniste et sociologisme démoniaque. Pour me soutenir : https://ko-fi.com/pandovstrochnis