Le sens du “transactivisme”

Pandov Strochnis )
10 min readFeb 17, 2023

Ce texte contient des références à des propos transphobes et homophobes, ainsi qu’à La Manif Pour Tous et à l’épidémie de VIH. Il contient également l’évocation d’un fait divers récent ayant fait une victime trans, et les commentaires vils qui s’en sont suivis.

Edit : Comme pour me donner raison, Le Figaro décide de publier ce matin une énième tribune signée par le même tout petit nombre de non-spécialistes du sujet, alertant sur le fait que “blogueurs militants trans-activistes” contamineraient la jeunesse de France sur les réseaux sociaux, une théorie pseudo-scientifique qui n’est pas sans rappeler les grandes heures des paniques homophobes…

Début février 2023 paraissait le jeu vidéo inspiré de l’univers “Wizarding World”, “Hogwarts Legacy”. Moins d’une semaine plus tard, le (désormais) politicien Eric Zemmour publiait sur son compte Facebook un texte intitulé “croire en la jeunesse anti-woke”, dans lequel — fidèle à sa tradition de manque de cohérence — ce grand pourfendeur de la suprématie de la culture de masse et des productions du monde anglophone se félicitait du succès commercial d’un jeu vidéo venu de l’autre côté de la Manche, dans lequel il voyait un triomphe de ses propres opinions : “Ayant grandi avec la peur permanente d’être jugés sur les réseaux sociaux, beaucoup témoignent désormais de leur refus de se plier au délire woke pour un jeu vidéo. Un premier pas de côté via Harry Potter, qui ouvre la voie d’un recul critique sur toute l’idéologie déconstructrice dont ils sont gavés au quotidien. Car non, il n’y a pas non plus à s’excuser d’être Français, d’être un homme, d’être blanc ou d’être hétérosexuel”. Rien que cela.

Aux éternels débatteurs du statut de l’autrice anglaise : vous pouvez vous arrêter là, car c’est une autre histoire qui m’intéresse. Je me moque bien d’investiguer les tréfonds de l’âme de Rowling, à la manière d’une journaliste ayant “cherché pendant des semaines ce qu’elle aurait pu dire de transphobe, mais rien trouvé” et qui s’était avérée être elle-même une transphobe convaincue (quelle surprise), et il m’est bien indifférent de dire que “Ha ha ! Voici l’alliance de la carpe et du lapin !” concernant deux personnes professant des opinions différentes (du moins, des labels différents) sur la question du féminisme. Je laisse le soin de revenir sur l’histoire de la mobilisation hypocrite du nom et du prestige de personnes de conviction féministe par des activistes machistes aux spécialistes du sujet. Il m’intéresse encore moins de débattre des valeurs des appels au boycott divers touchant ce jeu vidéo (je signale néanmoins aux personnes intéressées qu’il est possible d’apporter son soutien à des personnes trans dans le besoin au lien suivant). La construction de l’ennemi commun que serait “le transactivisme”, par contre, a piqué ma curiosité.

Pour un réactionnaire comme Zemmour, il faut dire que l’enjeu est de taille, puisqu’il a de longue date pris position contre ce que la droite dure identifie comme un danger des mouvements féministes et LGBT : la mise en cause de la différence naturelle des hommes et des femmes, qui explique et justifie qu’un groupe occupe certaines positions sociales (avoir tout le pognon et se mettre les pieds sous la table) pendant qu’un autre en occupe un autre qui lui serait mieux adapté (ne pas avoir tout le pognon et ne pas se mettre les pieds sous la table). Depuis 2019 et un “accident de parcours” qui l’avait conduite à s’investir pour le droit d’une personne anti-trans à pouvoir exprimer sa transphobie en paix, l’autrice britannique quant à elle s’est fait une sérieuse carrière de dénonciation de ce qu’elle qualifie d’“excès du transactivisme”, et a été pour cette raison identifiée comme l’une des forces majeures du développement d’un mouvement anti-trans d’abord au Royaume-Uni, puis à l’international. Mouvement qui n’a pas de problèmes, tout en se revendiquant du féminisme, à s’allier avec des acteurs virulemment anti-féministes, mais également réactionnaires sur d’autres sujets. Sur ce point, les partisans du mouvement qui se dit “critique du genre” (comprendre : critique du mot “genre”, pas du phénomène social) s’alignaient volontairement ou non sur ce qu’a été la ligne de Zemmour, comme celle de la droite radicale depuis de nombreuses années, concernant les enjeux LGBT : voir dans le développement des droits aux minorités de genre et sexuelles une mise en danger d’un ordre naturel qui conduirait inévitablement à un déclin de la morale publique et de l’ordre social.

En 2018, Florence Rochefort préfaçait ainsi l’ouvrage Campagnes anti-genre en Europe, qui revenait entre autres sur le combat de mouvements comme La Manif Pour Tous, en soutien duquel Zemmour s’était engagé avec enthousiasme : “Le concept de genre tel qu’il est perçu par ses adversaires, comme une ‘théorie totalitaire’, serait porteur d’une destruction des valeurs fondatrices, de la famille, de l’ordre social et naturel. Aux utopies de liberté, d’épanouissement, de respect des différences, ils répondent par un appel à la répression, à l’interdit, à la contrainte”. Dans un chapitre intitulé “De quoi ‘le gender’ des campagnes ‘anti-genre’ est-il le nom ?” de l’ouvrage Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui, l’autrice Sara Garbagnoli expliquait que “Idéologiquement, le dispositif discursif ‘anti-genre’ représente, en fait, une mutation de ce que Monique Wittig a appelé la ‘pensée straight’, pour se référer à la croyance naturaliste qui fait des sexes des ‘groupes naturels’ et complémentaires”. Elle ajoute, dans un texte publié en 2020 sur le site AOC, que “On peut appréhender [les attaques en cours] comme une réaction à la politisation, c’est-à-dire à la dénaturalisation, de l’ordre sexuel et racial produite par les minoritaires”. Ce que tout ce jargon veut dire est simple : pour un certain féminisme, comme pour un certain antiracisme, il ne suffit pas de dire que des groupes existent “biologiquement” et doivent être placés sur un pied d’égalité, c’est l’idée même que ces groupes existeraient de façon “naturelle” (et concernant l’homosexualité, l’idée qu’il existerait d’un côté une sexualité majoritaire et “naturelle” car permettant la reproduction, et de l’autre une sexualité “contre-nature” qui ne la permettrait pas) qui est à remettre en cause.

L’égérie du mouvement anti-mariage homosexuel en France, Frigide Barjot, portant une affichette “On veut du sexe, pas du genre”, en 2013 (c. L’Alsace)

Dans cette révolte conservatrice, l’usage du langage et surtout le détournement du langage est un enjeu essentiel. Une tendance lourde est effectivement le détournement des termes forgés par les “ennemis” pour en faire des armes contre eux. Des signifiants comme le “tiers-mondisme”, le “droit-de-l’hommisme”, l’“l’intersectionnalité”, ou récemment le “wokisme”, ont ainsi connu une carrière similaire à cette du “genre” : l’existence (que personne ne nie) des études de genre et de politiques en faveur de l’égalité des genres avait ainsi conduit les homophobes de tout poil à affirmer le mythe selon lequel il existait un “lobby du genre” ayant pour but de transformer les petits garçons en petites filles et de développer l’enseignement de la masturbation à l’école. Le mouvement qui s’en était suivi, les “journées de retrait de l’école” par exemple, s’était appuyé sur cette ambiguïté.

En 2022, alors même qu’ils se mettaient à tergiverser pour savoir s’il devait être permis d’employer le terme “transphobe”, qui fait pourtant référence à un point de vue discriminatoire connu, documenté, et faisant référence à des missions réelles de l’Etat, les médias français semblent avoir collectivement décidé sans se consulter les uns les autres qu’il convenait d’entériner le même détournement de langage concernant les personnes trans, qui se voient ainsi dotées du terme de “transactivistes”. On peut ainsi lire pis que pendre des “transactivistes” dans des publications comme Charlie Hebdo, Marianne ou Le Point, qui se sont certes fait les chambres d’écho des inquiétudes d’un certain nombre d’éditorialistes ces dernières années, mais aussi, peut-être plus surprenant, dans Le Parisien ou Libération. Ce traitement n’a pas en revanche été appliqué aux personnes faisant oeuvre d’activisme anti-trans, qui ne sont quasiment jamais qualifiées d’activistes anti-trans, transantagonistes ou, comme on l’a vu, transphobes (puisque c’est encore la catégorie officielle après tout).

Comme avec l’ensemble de ces mots (“intersectionnel”, etc.) l’enjeu n’est pas ici de dire que le terme “transactivisme” lui-même ne veut rien dire ou n’existerait pas : il existe en effet des personnes qui militent en faveur des droits des personnes trans en se concentrant spécifiquement sur cette part des droits humains. Et il faut noter qu’un tel investissement peut être nécessaire, étant donnée la façon dont, comme cela arrive fréquemment, on peut affirmer que “bien sûr”, les personnes trans font l’objet de discriminations et de stigmatisation, avant de ne pas évoquer grand-chose de ce qui pourrait être mis en place pour combattre ces stigmatisations, et de préférer se concentrer sur la menace imaginaire de personnes trans qui exigeraient que l’on interdise aux femmes enceintes de dire qu’elles sont des femmes enceintes dans les maternités, un peu comme le mouvement anti-mariage pour tous insistait (et insiste encore) sur l’idée que les homosexuels voudraient que l’on expurge les mots “père” et “mère” du vocabulaire, pour les remplacer par “Parent 1” et “Parent 2”. Pire, il arrive que cette reconnaissance du bout des lèvres soit faite en passant par quelqu’un qui explique dans le même souffle qu’il faut en réalité retirer des droits aux personnes trans, comme le font les personnes signataires d’un appel demandant que soit retirée la loi de 2016 permettant aux personnes de transitionner sans apporter la preuve de leur stérilisation au juge.

Il y aurait pourtant lieu, largement, d’avoir un débat à ce sujet, particulièrement dans un contexte où des démocraties importantes, comme les Etats-Unis, voient les droits des personnes trans connaître une mise en danger sans précédent, accompagnée par des attaques contre les droits des femmes et des personnes homosexuelles, et alors même qu’un contre-modèle de société émancipatrice nous est proposé par d’autres démocraties comme l’Espagne. Cependant un tel débat ne saurait avoir lieu, si tout le temps de parole consacré au sujet est consacré à savoir si la cancel culture est une mauvaise chose (la catégorie ne s’applique évidemment pas aux intellectuelles trans auxquelles on ne tend presque jamais un micro, comme par exemple Karine Espineira). Malheureusement, cela semble être le seul axe qui intéresse la grande majorité des organisateurs du débat public.

Le tour de passe-passe du terme “transactiviste” ne vient pas spécifiquement de France. Dans les discours anti-trans au Royaume-Uni notamment il est courant d’entendre des transphobes essayer de légitimer leurs positions en les présentant comme une opposition non pas aux “vraies personnes trans”, mais aux “TRA”, ou “trans rights activists”. Une ficelle pratique, la définition d’une “vraie personne trans” étant laissée toute entière à l’interprétation des transphobes eux-mêmes. Il faut dire que la stratégie consistant à se revendiquer d’une majorité silencieuse (qui, par définition, ne confirmera jamais qu’on a raison ou non, puisque quiconque parle cesse potentiellement immédiatement d’en faire partie) n’est pas nouvelle non plus. En 2013, Marine Le Pen expliquait ainsi qu’il n’y avait rien d’homophobe à s’opposer au mariage homosexuel, puisque “le mariage n’était qu’une revendication ultra-minoritaire portée par le micro-lobby LGBT”, et qu’Eric Zemmour (déjà à l’époque) expliquait que “Les LGBT sont un lobby et des gens qui essayent d’influencer la politique nationale au détriment de la majorité, qui veulent imposer leur vision du monde au détriment de la vision du monde de la majorité”.

J’ai eu la “chance” de grandir en étant une personne LGBT dans le placard durant ces années-là, et de me rappeler qu’il était très clair pour tous les conservateurs qu’il existait deux sortes d’homosexuels : les bons, qui fermaient leur gueule, baissaient les yeux, et apparaissaient occasionnellement à la télévision ou dans les films pour qu’on se moque d’eux (quitte à ce que le rôle soit campé par des acteurs hétérosexuels), et les mauvais, qui étaient laids, méchants, et demandaient des choses. Evidemment, dans ce paysage, n’apparaissaient pas la catégorie des morts, puisque l’on venait de prendre en pleine tronche deux décennies d’épidémie de VIH. Mais enfin, ceux-là ne pouvaient que se blâmer eux-mêmes d’avoir eu des “conduites à risque”, même si les abandons de la santé publique à ce sujet avaient déjà été pointés du doigt. Dans le langage qui m’arrivait à l’époque, c’était la différence entre les homos (qui “faisaient ça chez eux et n’imposaient rien à personne”) et les LGBT (qui voulaient “faire du lobbying pour recruter des enfants”).

Dans un court article revenant sur l’expression, Thomas Vampouille revient sur les implications de la ficelle : “Voilà leur entourloupe : déshonorer des luttes fondamentales, celles de minorités pour le droit d’exister sans discriminations ni tabassages, en les faisant passer pour la défense cupide d’intérêts particuliers. Et nous voici, nous qui marchons fièrement drapeaux brandis, accusés d’agir dans l’ombre et de suivre un agenda secret, prêts à toutes les manipulations pour triompher, fût-ce aux dépens de la démocratie”. C’est ce qu’il s’est produit quand les idéologues de La Manif Pour Tous se sont démenés pour que le débat sur “Les homosexuels doivent-ils avoir droit au mariage” soit présenté comme “Qui des LGBT ou de la coalition formée entre les hétérosexuels et les bons homosexuels (ceux qui ferment leur gueule et composent la majorité du groupe) doit avoir le droit de vivre dans son monde ?”. Pas en termes de droits, mais en termes de “valeurs”. Et c’est exactement le même phénomène qui se produit, quand le débat autour des droits des personnes trans est recadré pour devenir un débat entre le droit des “transactivistes” à terroriser la population, et celui des gens normaux, qui incluent les trans non-activistes (qui ferment leur gueule et constituent aussi la majorité du groupe, même si Eric Zemmour continue de penser que ce sont des dangereux pervers, et même si certains continuent de penser qu’il faut leur interdire de transitionner sans avoir promis à l’espèce humaine qu’ils ne se reproduiront pas, voire dans certains cas demandent qu’il faille leur interdire de transitionner tout court) à continuer de vivre comme des gens normaux.

C’est la signification du terme “transactiviste”, tel qu’il est utilisé de façon prédominante dans les pages opinion des médias et dans le “reporting” de mauvaise qualité des plus ouvertement réactionnaires d’entre-eux : en convertissant le statut social des personnes réalisant une transition en acte militant en tant que tel, on peut opérer une forme de mise à égalité relativiste entre des gens qui veulent que leur soient donnés les moyens de vivre dignement sans faire de mal à autrui, et les gens qui ne veulent pas qu’ils aient ces moyens. Puis, en donnant exclusivement la parole aux seconds, on peu s’assurer qu’ils seront en fin de compte les gentils de l’histoire.

En attendant, après l’assassinat récent de Brianna Ghey, une jeune fille trans britannique, nous avons pu voir une masse de commentaires anonymes relativisant l’acte, en vertu du fait qu’elle aurait été “transactiviste”. Comme quoi, y’en a qui ont reçu le message.

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Pandov Strochnis )

Politiquement croquette anglosaxophoniste et sociologisme démoniaque. Pour me soutenir : https://ko-fi.com/pandovstrochnis