“L’Université d’Austin” ou le miroir aux alouettes de la panique woke

Pandov Strochnis )
8 min readNov 16, 2021

--

“Nous en avons assez d’attendre que les universités états-uniennes règlent leurs problèmes elles-mêmes, donc nous en lançons une nouvelle, qui se consacrera à la poursuite du savoir”. C’est par ces mots que le compte Twitter de “l’Université d’Austin” a annoncé le 8 novembre son lancement, sous le parrainage des restes de ce qui s’appelait encore il y a quelques mois le “dark web intellectuel” (ou IDW), un rassemblement hétéroclite d’intellectuels médiatiques ayant défrayé pendant plusieurs années la chronique aux Etats-Unis en se présentant comme l’avant-garde incomprise et censurée de débats scientifiques de pointe, tout en bénéficiant d’une couverture médiatique disproportionnée, notamment par l’intermédiaire de la journaliste Bari Weiss du New-York Times (qu’elle a désormais quitté du fait de l’ambiance idéologique trop “illibérale” qui y règnerait à son goût). La fin de la vidéo promotionnelle de 39 secondes est d’ailleurs une litanie de noms d’intellectuels du même acabit : pop scientifiques régulièrement sous le feu des projecteurs médiatiques, éditorialistes, journalistes, et autres essayistes à succès, anciens et pour certains actuels universitaires ayant investi le champ très lucratif de la dénonciation de la “cancel culture”, du “politiquement correct” ou du “wokisme” qui règnerait sur les campus du pays.

Avec un logo comme ça, c’est forcément sérieux

“L’Université d’Austin” ne doit pas être confondue avec l’Université du Texas à Austin : cette dernière est en effet un établissement reconnu d’enseignement supérieur qui distribue chaque année de nombreux diplômes et accréditations, et embauche des chercheurs pour réaliser des travaux scientifiques et dispenser des cours, autant d’activités que ne prévoit pour l’instant pas de réaliser la nouvelle entreprise de (entre autres) Mme Weiss. Pour l’instant, cette organisation n’a d’université que le nom, ce qui ne va pas sans rappeler d’autres aventures du même type : depuis 2009 l’éditorialiste ultraconservateur Dennis Prager anime ainsi une chaîne Youtube, PragerU (pour “Université Prager”) qui tout en se présentant comme “livrant le contenu d’un cours d’université délivré par les plus grands experts en moins de cinq minutes”, se contente en fait de diffuser à l’envi les éléments de langages de la droite états-uniennes, et occasionnellement du lobby des hydrocarbures qui la finance. Là encore, ni diplôme, ni cours, ni université. Dans un pays comme les Etats-Unis, les “universités privées” ont une histoire à la fois moins grossière et plus effrayante que de telles vulgaires machines de propagande : dans un essai paru en 2018, la sociologue Tressie McMillan Cottom détaillait la façon dont se développait le secteur là encore fort lucratif des “for profit colleges”, des universités privées visant à attirer un public éloigné des facs traditionnelles. En lieu et place de cours, “l’Université d’Austin” qui ne dispose pour l’instant pas de locaux (hormis une boîte aux lettres dans un immeuble de bureaux) semble se donner pour but de lancer un séminaire intitulé “Savoirs Interdits” et qui consistera en une “discussion enthousiaste autour de questions qui conduisent souvent à la censure ou l’autocensure” avec “des instructeurs issus des rangs des meilleurs professeurs, business leaders accomplis, journalistes et artistes”. Une formation non-diplômante, bien évidemment. Le site web promet également la création d’un diplôme d’école de commerce, ainsi que d’autres programmes si l’institution parvient à se financer à hauteur de 250 millions de dollars, et surtout à obtenir le statut avantageux de “Nonprofit organization” qui permet de bénéficier de certains avantages fiscaux. Elle accepte toutefois dès à présent les donations, même des bourses les moins bien garnies.

Ce n’est toutefois pas une bourse mal garnie qui rend le projet possible : toujours d’après son propre site web, “l’Université d’Austin” est soutenue par Cicero Research, une organisation relativement anonyme fondée par un certain Joe Lonsdale, qui siège également au Conseil d’Administration de la nouvelle “université”. Il est d’ailleurs possible de donner directement ses deniers à Cicero et de bénéficier ainsi d’exemptions d’impôts, cette organisation bénéficiant déjà du statut d’exemption d’impôts tant prisé par la nouvelle organisation. Lonsdale, un financier d’un peu moins de quarante ans, a consolidé sa fortune en participant entre autres aux côtés de son mentor Peter Thiel à l’aventure Palantir, une entreprise spécialisée dans la récupération et le traitement des mégadonnées et bien connue des communautés de la surveillance aux Etats-Unis et dans l’Union Européenne.

S’il a bénéficié des bons conseils de Thiel dans ses choix d’investissement, Lonsdale semble également s’inspirer des lubies politiques de celui-ci : Thiel est en effet de longue date convaincu de la nécessité de mettre à bas le système universitaire public états-unien pour un environnement de recherche et d’enseignement dans lequel de grandes fortunes, à commencer par la sienne, joueraient un rôle de premier plan dans la détermination de ce qu’il convient ou non d’enseigner et de considérer comme scientifiquement valide. Dès 1996, il se posait en effet en lanceur d’alertes dans son ouvrage The Diversity Myth, dans lequel il annonçait que le multiculturalisme à l’université de Stanford avait pour objectif l’abolition de la civilisation occidentale. Il s’inscrivait ainsi dans un long héritage anti-intellectualiste et anti-universitaire de la droite conservatrice de son pays, dont l’un des leaders les plus fameux n’hésitait pas à s’exclamer que “Les professeurs sont l’ennemi !” depuis le salon ovale de la Maison Blanche. Mais ce sont ses liens avec un autre leader de droite qui a remis Thiel et ses passions anti-université (il paie jusqu’à 100.000$ des jeunes qu’il juge prometteurs en échange de la promesse de ne pas faire d’études supérieures) sur le devant de la scène : d’après les journalistes Rosie Gray et Brian Mac, Thiel aurait pu être l’un des chaînons entre la campagne du futur président et les milieux de “l’alt-right” en 2016. Si cette activité n’a pas de rapport direct avec le développement de “l’Université d’Austin”, elle permet de comprendre le contexte dans lequel celle-ci émerge : celui d’une partie des milieux de la tech états-unienne, obsédée par une haine profonde d’une université perçue comme gauchiste et trop fermée à ses idées, et convaincue de longue date de la nécessité de créer sa propre université, dans laquelle personne n’aura peur de discuter des “idées dangereuses” qu’ils ressassent, généralement sur la légitimité des dominations de classe, de race, et de genre.

Les “idées dangereuses” que l’on trouvera dans cette “Université” sont elles-mêmes triées sur le volet, si toutefois le projet aboutit : on compte ainsi parmi les futurs membres fondateurs Heather Heying, l’animatrice du podcast “Dark Horse” auprès de son mari Bret Weinstein, podcast pseudo-rationaliste reconverti dans la propagande anti-vaccinale depuis le début de l’année, le journaliste Andrew Sullivan, qui défend la mise en avant de l’idée qu’il y aurait une connexion entre race et quotient intellectuel, et d’autres contributeurs du même acabit. Ironiquement, plusieurs d’entre eux, comme l’économiste Larry Summers et les psychologues Jonathan Haidt et Steven Pinker, tout en estimant nécessaire de participer à une aventure basée sur l’idée que le système universitaire états-unien est irrémédiablement fichu, n’ont pas été suffisamment convaincus de cette idée pour démissionner des postes dont ils disposent dans ce système (et qu’ils ont dirigé, dans le cas de Summers, qui a présidé l’Université d’Harvard, ou Robert Zimmer, celle de Chicago, mais n’ont malheureusement pas pu l’empêcher de sombrer dans la non-recherche de la vérité, semble-t-il). A noter que certains des noms promis le 8, dont Zimmer et Pinker, ont d’ores et déjà plié bagage.

Il semble en bref facile de reprendre l’analyse proposée par la journaliste Katelyn Burns : au-delà du contexte politique douteux qui l’a vue émerger, “l’Université d’Austin” semble surtout être une énième arnaque s’appuyant sur la panique morale autour de la “cancel culture” dans les campus américains, qui permettra surtout à quelques figures publiques de tirer des revenus supplémentaires de leur capacité à se présenter en victimes de censure tout en bénéficiant d’une couverture médiatique surdimensionnée et de positions prestigieuses dans des institutions puissantes (j’encourage sincèrement les personnes lisant ce texte à aller regarder la biographie de Larry Summers par exemple et à me dire à quel moment dans sa vie cette personne a été marginalisée) : “Il semble n’y avoir aucune substance derrière ce prétendu effort académique. Aucun des instructeurs ne semble devoir produire de travaux scientifiques dans leur domaine ; aucun des programmes ne délivre de crédits reçus comme de véritables diplômes universitaires”. L’épisode semble promis à faire long feu (même si une entreprise aussi caricaturale que “l’Université Prager” continue de se développer, donc qui sait ?) et à délester de leurs économies les citoyens états-uniens suffisamment engoncés dans la panique morale pour penser qu’il est urgent qu’un tel organisme voie le jour. Dont les étudiants de cette “université”, qui paieront jusqu’à plusieurs dizaines de milliers de dollars par an (aucun chiffre précis n’a encore été fourni) pour écouter des figures déjà fortement médiatisées leur répéter ce qu’elles leur disent déjà dans les médias et sur divers réseaux sociaux. En attendant, elle a surtout permis à quelques comptes parodiques de se développer, et remis une pièce dans la machine médiatique de feu “l’IDW”, qui n’en pouvait plus de se mourir depuis ses déchirements de 2020 (année pendant laquelle les membres principaux se sont désavoués les uns les autres, notamment autour du revirement anti-vaccinal de certains d’entre-eux).

C’est une blague de linguiste, ne me demandez pas
C’est une blague de matheux, ne me demandez pas

Quant à la France, toujours prompte à importer les derniers épisodes de la panique morale états-unienne, elle a pour le moment fait bon accueil à la nouvelle : le Figaro salue ainsi “Une manière de lutter contre une idéologie qui, selon [les fondateurs de “l’université”], gangrène l’enseignement supérieur et même les plus prestigieuses institutions”. Charlie Hebdo se réjouit de l’histoire, tout en espérant “que cette nouvelle université ‘anti-woke’ ne deviendra pas une autre institution éducative fondée sur des motifs idéologiques”. Dans le cas où une telle perspective hautement improbable se produirait, il ne restera aux impétrants que Youtube, ou à se rendre à l’une des nombreuses universités conservatrices privées que compte le pays, ou à s’expatrier dans l’Hexagone : peut-être qu’en convaincant Marion Maréchal Le Pen de présenter son “institut de science politique” comme une “université anti-woke”, on pourra mobiliser quelques fonds ?

Edit : Autres éloges acritiques de la presse française sur cette expérience :

  • Dans un article-fleuve reprenant de nombreux éléments par lesquels le mouvement transphobe euphémise ses positions (notamment en faisant comme s’il s’agissait d’un désaccord sur “l’existence de la biologie” et pas d’un débat politique, Le Monde loue également l’expérience de ce “nouvel établissement d’enseignement supérieur) [référence ajoutée le 4 décembre 2021].
  • Ce sont également nos amis de Marianne qui saluent l’effort de la clique, en publiant le 10 décembre un article sur la “contre-attaque” de “l’université d’Austin”. Celui-ci prend le temps de remarquer qu’il ne s’agit en fait pas d’une université, mais salue l’initiative et son ambition de “rigueur scientifique”, une information qui n’est pas sans contraster avec le coup de brosse à reluire que l’article passe au biologiste Bret Weinstein, lui-même une grande figure de cette rigueur, puisqu’il anime un des principaux podcasts antivaccins en ce qui concerne le Covid.
  • C’est par la voix du Courrier International qu’un article de La Presse canadienne sur “l’université anti-woke” nous parvient en France le 12 décembre. L’article n’est pas aussi dithyrambique que le reste de la presse sur le sujet, et prend le temps de préciser que “l’Université d’Austin” n’est pas une université (qui ne dispose à Austin que d’une boîte postale, aux dernières nouvelles).
  • Deux jours plus tard, Le Figaro publie une traduction d’un article du journal polonais Gazeta Wyborcza sur “l’université”, qui n’a pas tout à fait sa place dans ce listing, puisque son auteur souligne que “L’UATX est soupçonnée de ne pas être du tout un innocent projet éducatif, mais une initiative tout ce qu’il y a de plus politique, et une capitalisation de la guerre culturelle”, reconnaissant que cela pourrait bien être le cas… avant de déballer tous les éléments de langage de ses organisateurs.

--

--

Pandov Strochnis )
Pandov Strochnis )

Written by Pandov Strochnis )

Politiquement croquette anglosaxophoniste et sociologisme démoniaque. Pour me soutenir : https://ko-fi.com/pandovstrochnis

No responses yet