Nos polémiques sur la liberté d’expression nous empêchent d’avoir des conversations politiques sérieuses

Pandov Strochnis )
6 min readApr 8, 2021

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En novembre 2019, l’ex-président de la République François Hollande venait à l’université de Lille donner une conférence sur son dernier livre, Répondre à la crise démocratique. Quelques jours plus tôt, un jeune étudiant lyonnais, touché par la précarité étudiante, s’immolait par le feu devant le siège du CROUS de sa ville, conduisant à des manifestations dans toute la France. Sur le campus de Lille, entre 300 et 400 personnes faisaient irruption dans l’amphithéâtre où parlait l’ex-président, interrompaient son événement par des slogans et des banderoles sur la précarité, et déchiraient plusieurs exemplaires de l’ouvrage. Les semaines suivantes, pendant que le mouvement étudiant se développait, largement ignoré par les médias en continu et les commentateurs (il serait rejoint en décembre par la grève des cheminots, puis d’autres corps de métier dont les enseignants et les personnels soignants, également sur la question de la précarité et des systèmes de retraite en particulier, mais aussi autour de revendications spécifiques), le débat faisait rage sur l’acte de “terrorisme” que représentait cet “autodafé”.

La question enflerait rapidement au vu des discussions émergentes sur la “cancel culture”, plus spécifiquement dans les universités, faisant écho à d’autres affaires du même registre où des intervenants avaient été “censurés” pour leurs opinions (ou dans certains cas, confrontés à des idées jugées “radicales” par les commentateurs), conduisant à un débat d’ensemble sur le danger de la perte de la liberté d’expression dans les universités et la société française en général. Les manifestations antiracistes de l’été suivant, qui virent en quelques points du globe (aux Etats-Unis et au Royaume-Uni principalement, mais également en France, où la statue de Joséphine de Beauharnais en Martinique est régulièrement l’objet de destructions militantes) plusieurs statues d’anciens esclavagistes être déboulonnées, conduiraient à leur propre série de débats et à plusieurs ouvrages, réactivant le vieux débat sur le “vandalisme”.

Source : La Voix du Nord

Le récit typique autour de ces événements met en lumière deux camps presque caricaturalement opposés : d’un côté, des intellectuels, des monuments, des livres, etc. représentant le sens de la nuance et la discussion d’idées complexes et difficiles, et de l’autre une foule (et quelques intellectuels de ci, de là) voulant abattre tout ce qui ne lui apparaîtrait pas “moralement digne”. C’est ainsi que nos discussions finissent systématiquement par tourner autour de la question de “la nouvelle censure”, du “politiquement correct”, de la “cancel culture”, ou de comparaisons anachroniques et assez insultantes pour les victimes de ces crimes à la Révolution Culturelle ou aux crimes des Khmer Rouge ou de Daesh. Or, c’est précisément ce récit qui empêche ceux d’entre nous qui le souhaitent de parler d’idées complexes.

Les manifestations auxquelles ont fait face François Hollande et Sylviane Agacinski (autre personnalité “chahutée” et “censurée” de 2019 quant à ses positions opposées à la PMA et la GPA) sur des campus de facs, les mobilisations ayant conduit à des déboulonnages de statues, font écho, qu’on le veuille ou non, à des problèmes sociaux réels et de fond. Il n’est pas possible d’observer par exemple le quinquennat de François Hollande et son soutien d’une politique de l’offre sans voir le lien avec la dégradation lente de la condition étudiante en France. Il n’est pas possible d’analyser l’action de la police en France en 2020 et de ne pas voir de nombreux cas de violences, établie tout au long du 20e siècle, et de voir particulièrement la façon dont cette violence a affecté les personnes que cette même police caractérise selon des critères raciaux (personnes “de type Maghrébin” ou “de type Africain”, comme le relève les sociologues Sophie Névanen et Fabien Jobard), et s’est durcie récemment contre le mouvement social, particulièrement celui qui dénonce ces actes, dans une gestion de plus en plus militarisée du maintien de l’ordre (comme le discute le même Fabien Jobard aux côtés de son collègue Olivier Fillieule). Il n’est pas possible d’observer nos débats sur les rapports entre genres, sur les couples homosexuels, et sur des sujets de politiques publiques comme la GPA et la PMA, et de ne pas constater la prévalence d’une idéologie traitant notamment l’homosexualité comme une déviance dans ceux-ci (le conflit ayant marqué le passage de la loi sur le mariage homosexuel en 2013 a rendu cet élément particulièrement clair).

Or, dans l’ensemble de ces discussions, un certain groupe d’idéologues se prête à un petit jeu consistant à clore le débat au nom de la lutte contre la “censure” du “politiquement correct”. Ces clichés qui mettent fin à toute discussion transforment chaque débat sur un enjeu politique complexe (Comment gérer l’héritage colonial quand ses effets se font encore sentir ? Comment la privatisation des services publics conduit à la mise en souffrance de parts entières de la population ? Comment nos représentations sur ce qu’est une famille sont remises en cause par des luttes sociales pour l’émancipation ? etc.) en enjeu de liberté d’expression (la dénonciation de la censure s’accompagnant en général de celle de la prévalence d’idées dangereuses, que celles-ci soient labellisées “théorie du genre”, “racialisme”, ou “guerre des classes”), ou en tergiversations infinies sur le malaise que ressent tel ou tel face à certains concepts scientifiques issus des sciences sociales, ou termes militants issus du mouvement social. Ces conversations, comme il se doit, ne mènent jamais ou presque à un débat de fond sur les phénomènes que ces concepts et termes sont censés illustrer. Discuter du mot “racisé” devient ainsi bien plus urgent pour certains que de discuter du racisme, et de comment le combattre. Or il y a sur ce sujet comme sur tous les autres évoqués ici un vrai besoin de débat, et urgent : faut-il réformer la police, l’abolir, en augmenter les effectifs, l’armer différemment ou la désarmer, changer ses politiques internes de formation, les conditions d’affectation de ses agents, leurs missions, etc. ? Que faut-il faire sur le plan du logement, quand les lois anti-discriminations semblent ne pas suffire ? Sur le plan du travail, quand le “testing” et le “name and shame” semble ne pas avoir d’effets suffisants ? Et ainsi de suite.

Las, ces débats semblent devoir être à tout prix évacués pour nous faire perdre davantage de temps avec ce qu’il faut bien qualifier de pédantisme ennuyeux. Il ne s’agit pas ici de dénoncer uniformément “les médias” comme coupable de tout ce qui irait mal dans la société : une fréquentation des sources de ce billet illustrera le fait que ces institutions documentent les phénomènes dont on parle. Il s’agit de parler du rôle spécifique d’un groupe d’intellectuels précis, employés ou non pas des médias. La sortie de l’ouvrage de Pascal Bruckner, Un coupable presque parfait, fin 2020, illustrait parfaitement cette dynamique : après une série d’années marquées par la montée de la précarité et des inégalités, la destruction des systèmes de protection face à celles-ci, la remise en cause d’inégalités prévalentes entre groupes sociaux ethnicisés face à la police, à la justice, au travail, au logement, et même aux épidémies, à la critique d’inégalités de genre prévalentes, tout ce qu’un des intellectuels les plus importants (si l’on croit sa médiatisation) de l’époque avait à nous dire était qu’il ne voulait pas se sentir mal d’être qui il était, et que c’était désagréable de savoir que des étudiants ne l’aimaient pas. Et c’était tout. La discussion politique passait au second, voire au troisième rang, derrière la contemplation émue de ce sentiment.

Mais les faits historiques sont têtus. A mesure que les rapports sociaux évoluent dans une histoire marquée de luttes et d’évolutions sociales et économiques de fond, nous sommes voués à voir des changements concrets avoir lieu et des conflits continuer d’émerger. L’occultation de la précarité étudiante et des mesures politiques urgentes auxquelles elle appelait en 2019 nous a conduit en 2020 et 2021 à faire face à une crise multiforme sans précédents autour de précisément cette question, et à ne pas savoir y répondre. En jouant constamment la partition fatiguée consistant à systématiquement transformer tout débat politique en débat sur le sentiment que des personnes qui disposent de toute l’exposition médiatique qu’ils souhaitent ont d’être censurés, ces personnes s’accordent certes des victoires rhétoriques de court-terme facile. Mais elles le font au prix de la discussion des mêmes idées compliquées qu’elles prétendent regretter ne pas pouvoir discuter. Et au prix de solutions concrètes.

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Pandov Strochnis )

Politiquement croquette anglosaxophoniste et sociologisme démoniaque. Pour me soutenir : https://ko-fi.com/pandovstrochnis