Notre rire et le leur
Titania McGrath va sauver le monde. Ou plutôt, Andrew Doyle va le faire, puisque c’est le chroniqueur britannique qui anime le compte parodique qui ironise sur les abus souvent imaginaires de la gauche. En 2020, McGrath plaisantait sur le fait que “Puisque les Noir.es ne peuvent pas être raciste, toute personne blanche qui n’est pas raciste est en train de commettre un crime de blackface”. En 2023, elle préfère ironiser sur le fait que la gauche aime dire que tout le monde est trans et repeint du mobilier anti-SDF aux couleurs LGBT pour le rendre plus “inclusif” (il s’est par la suite avéré que c’était Doyle lui-même qui avait retouché l’image avec Photoshop). Sur le plan de l’humour anti-woke, on fait difficilement mieux que ce compte.
Il faut dire que le rire est quelque chose que les anti-wokes prennent très au sérieux. Le numéro de l’été 2023 de la Revue des Deux Mondes (un établissement où on trouve en général moins de calembours que d’emplois fictifs, pourtant) était ainsi consacré au “bêtisier du wokisme”. Et ça envoyait :
“Notre guide gastronomique a découvert pour vous le Pal toqué, nouveau restaurant équitable : le.a chef.fe est non binaire et a choisi iel-même ses serveurs et ses serveuses, ses plongeurs et ses plongeuses, ses marmitons et marmitonnes, ses sommeliers et sommelières, ses commis et commises, en respectant les quotas de racisé.e.s et non-racisé.e.s, de cis- et de trans-, de valides et de non-valides, de gros.se.s et de maigres, de petit.e.s et de grand.e.s, etc.” Emmanuelle Hénin, “Wokisme : au Pal toqué, la cuisine en folie”
“« Tu as vu passer mon mail de ce matin ?
— Celui qui concerne la réunion de cet après-midi ? Oui bien sûr !
— Non, celui qui concerne la sauvegarde des lapins nains de Papouasie du Nord. »C’est en effet infiniment plus important.” Quentin Périnel, “Travailler avec un collègue woke”
“Sur recommandation du Haut Conseil contre les regards appuyés (HCRA), les transports en commun sont interdits aux hommes pendant les heures de pointe. Une belle victoire de la sororité contre le patriarcat, même si certains ouvriers du bâtiment connaissent des difficultés pour se rendre sur les chantiers parisiens (Anne Hidalgo, réélue, a décidé de piétonniser le périphérique afin d’y installer une grande exposition sur l’invisibilisation des exilés transgenres à travers l’histoire).” Samuel Fitoussi, “Les cent jours de Sandrine Rousseau”
En 2021 c’était bien le rire qui était présenté comme une stratégie ultime permettant la victoire contre le wokisme, puisque la parodie était censée permettre de remporter la “guerre culturelle” contre lui. Si vous avez le réflexe de rire chaque fois que vous entendez un concept féministe, vous risquez moins de comprendre son intérêt. Une stratégie maintes fois éprouvée à travers l’histoire, comme en témoignent les splendides archives de cartes postales anti-suffragettes qui ont ces dernières années retrouvé l’attention des historiennes du mouvement :
C’est peut-être pour cette raison que les comédiens sont si aisément présentés comme d’honorables martyrs par les anti-wokes. En mai 2023, le comédien John Cleese (le moustachu coincé des Monty Python) annonçait avec fracas que non, il ne retirerait jamais la scène de Loretta de l’adaptation en pièce de théâtre de La vie de Brian. Dans le film de 1979, la scène représentait une femme trans précédemment connue sous le nom de Stan faisant son coming-out et annonçant vouloir devenir Loretta, être une femme, et que l’on se batte pour son droit à porter un enfant même si elle n’a pas d’utérus (parce que c’est ça, être une femme). La scène est un succès majeur régulier sur les réseaux sociaux, car elle “prédit” la “folie” woke consistant à vouloir changer de sexe (la première opération de changement de sexe remonte à 1922 d’après les archives dont on dispose, soit 57 ans avant la sortie de La vie de Brian, faisant de cette scène une puissante prédiction du passé).
Cleese a été bizarrement plus discret sur le fait qu’il allait par contre retirer deux autres scènes emblématiques du film, au motif que les blagues sont un peu datées. Il faut connaître son audience : l’une transforme la crucifixion en numéro de comédie musicale, l’autre demande de comprendre les bases du Latin. Pas sûre que le public désormais largement conservateur de Cleese goûte l’un ou l’autre, mais The show must go on. Toujours est-il que, grand résistant à une censure trans que personne n’a demandée (je dois confier que je trouve La vie de Brian et même John Cleese plutôt hilarants moi-même), Cleese a eu l’occasion de faire un petit tour des plateaux pour y être salué comme le héros qu’il est.
Autre vieux schnock, même sujet, et même pays, l’activiste anti-trans Graham Linehan, qui se présente volontiers comme victime de “cancel culture”, est venu présenter son one-man-show durant le Festival d’Édimbourg 2023 : les vidéos montrent un “spectacle” rapidement transformé en monologue larmoyant, devant une maigre foule de fans vite ennuyés. L’humour soutient toutes les causes, encore faut-il en avoir, mais les anti-wokes semblent davantage se préoccuper d’être vus en train de se forcer à rire que de dire des choses véritablement drôles. D’ailleurs, quand la blague cesse d’être “Regardez ces gens que vous n’aimez pas, ils sont bêtes”, le rire retombe très vite. Parce que le public n’est pas là pour rire. Le public est là pour un sermon.
Dans La Panique Woke je parle de la façon dont le rire est une stratégie rhétorique efficace pour diffuser une idée qu’on n’ose pas nommer explicitement. Les blagues sur les blondes ne sont pas une défense argumentée de l’idée que les femmes blondes (et par extension, toutes les femmes) sont stupides. Ce sont “juste” des blagues qui mettent en scène cette idée : la blague, c’est que les blondes sont stupides. Mais évidemment, si au milieu d’une assemblée qui se bidonne, une blonde se mettait à expliquer que non, en fait, être blonde ne signifie pas être stupide, elle ne ferait rien pour arranger sa cause : c’est juste une blague, quelle rabat-joie. Passer son temps à corriger les erreurs factuelles de blagues fera juste passer pour un imbécile.
C’est seulement quand personne ne s’en plaint que l’on peut admettre que l’on n’en pense pas moins. Il en va de même avec le collègue plus intéressé par les lapins nains de Papouasie que par sa réunion professionnelle, ou avec la femme trans qui se bat pour son droit à accoucher alors qu’elle n’a pas d’utérus : ce serait ridicule d’imaginer expliquer que ces situations ne se présentent pas, c’est juste une blague. Mais entre nous soit dit, tout de même, ces gauchistes et ces transsexuels, hein.
Une fois que sa capacité à servir d’outil de propagande politique s’épuise, les intellectuels conservateurs, en réalité, détestent le rire, et n’hésitent pas à le dire : en 2018, Frédéric Beigbeder en a assez bien fait la démonstration en menant tellement mal sa barque en terme de chronique humoristique, qu’il a fini par préférer l’envoyer dans le mur. Cet épisode lui a par la suite servi de base à un livre dénonçant “la tyrannie du rire”.
En quelques années, le consensus conservateur a changé plusieurs fois sur les vertus ou crimes du rire : c’était à une époque quelque chose de déplacé, particulièrement en politique, où l’on n’avait pas de mots assez durs pour le fait qu’Inter ait choisi Stéphane Guillon comme “poil à gratter” officiel de la Matinale (il a d’ailleurs fini par être débarqué). Puis le rire est devenu conservateur-chic, on s’est remis à citer Philippe Muray dans Le Figaro et à se flatter de faire de bons mots. Avec L’homme qui pleure de rire, Beigbeder clôturait en quelque sorte la séquence : le rire était en fait une terrible tyrannie. Avec la panique woke, il revient au goût du jour pour ses vertus pédagogique. Seule continuité : ce qui est mal, c’est ce que l’ennemi trouve bon. Le reste est littérature.
C’est ce rire lourd, vaseux, qui se prend au sérieux, qui caractérise actuellement les fines plumes de la droite, qui ne s’aperçoivent pas que pour être perçu comme un grand rebelle et une fine mouche, il faut avoir suffisamment de capacité d’autodérision pour prendre autant de coups qu’on en donne. On pourrait croire que passer tant de temps à réécrire les classiques de la littérature en écriture inclusive pour montrer que si les féministes le faisaient, ce serait grave, leur aurait fait lire la tirade du nez de Cyrano de Bergerac, mais hélas ! C’est un rire chiant et triste, et il est bien probable qu’en fin de compte la droite se fasse plus de mal que de bien à se mettre en scène en train de hurler de rire aux mille articles de “The Babylon Bee”, sur le fait que les personnes trans s’identifient à des trucs, une blague tellement originale qu’elle a littéralement gagné le surnom de “Monoblague” (“The One Joke” en anglais).
Mais une idée qui découle de cet usage du rire à gauche ne doit pas être ignorée. Il arrive que parce que l’humour et la parodie sont utilisés par les conservateurs avec la légèreté d’une pelleteuse Caterpillar 6060/6060 FS 570 t, d’autres se convainquent qu’évoquer des sujets sérieux avec humour témoigne d’un manque de respect. Je suis sûre qu’une polémique en cours touche à ce sujet, et je vous prie de croire que je n’y fais pas spécifiquement référence. Quant à ceux qui penseraient que la dérision et le manque de respect pour les sujets sérieux seraient l’apanage de la droite conservatrice ou réactionnaire, et que la gauche progressiste est toute engoncée dans ses lourdeurs et se morale, demandez-leur ce qu’ils pensent de cette photo :
Le rire, en tant que tel, n’est ni cruel ni salvateur, c’est juste une façon de s’exprimer. Et c’est bien aussi par un rire léger, un rire (réellement) provocateur, qui titille la moustache de gens dont la plus grande souffrance est l’idée qu’une blague nulle de 1979 ne fasse plus s’esclaffer des cinémas entiers, que les idées d’émancipation se diffusent. Ou à défaut, qu’on s’en paie une tranche, ce qui n’est déjà pas si mal, dans ce monde qui doucement, mais sûrement, nous emmène à la tombe.