Pour crime de mégenreage

Pandov Strochnis )
9 min readAug 29, 2023

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Pour les personnes sensibles à ce genre de choses, cette note cite un propos transphobe et liste les abus subis par une femme trans en prison. Pour les personnes sensibles aux avertissements en amont des articles : trop tard, vous m’avez déjà lue.

Il y a six jours, le gouvernement allemand validait l’envoi au Parlement d’une loi sur l’autodétermination de genre visant à réformer la “loi transsexuelle” dont la République fédérale s’était dotée dans les années 80.

Cette loi comportait de nombreux problèmes, à commencer par le fait qu’elle imposait jusqu’en 2017 une imposition de stérilisation pour changer de sexe à l’état civil (une telle provision existait en France jusqu’à 2016 également). Elle impliquait aussi, comme le fait la loi française actuelle, un passage devant le juge pour “prouver” la réalité de l’identité de genre d’une personne, avec une large liberté laissée à celui-ci d’interpréter ce que serait une “vraie femme” ou un “vrai homme”. Parmi les cas cités par les promoteurs de la réforme de la loi en Allemagne, on compte par exemple une femme trans expliquant que le fait qu’elle dispose d’un abonnement à un stade de football la disqualifie à obtenir un changement de sexe à l’état civil, puisque les femmes, ça ne va pas au stade. On laissera aux lecteurs le soin de décider s’il est ou non nécessaire que les juges énoncent de tels édits sexistes.

La nouvelle loi allemande fonctionne selon le principe de l’autodétermination : la personne signale à l’administration sa volonté de changer d’état civil, et après une période de “réflexion” (dont on peut d’ailleurs questionner l’utilité) se voit reconnaître sa nouvelle civilité, qui ne pourra pas être changée avant un an minimum. De telles lois se multiplient en Europe et jusqu’ici, tout indique qu’elles conduisent à peu, ou pas, d’abus : d’après un rapport produit en novembre 2022 par l’organisation Transgender Europe, “Dans l’ensemble des pays sondés, aucun cas de recours frauduleux ou criminel n’a été rapporté. Les pays appliquant le modèle de l’auto-détermination ont du reste fréquemment de plus hauts standards en matière de protection des droits des femmes et d’égalité entre les genres”. En particulier, la crainte des activistes anti-trans de voir une personne changer souvent son marqueur de sexe pour tirer des “avantages” des deux sexes (à supposer, comme le font les masculinistes, qu’être une femme soit un “avantage”) ne se produit pas, et la situation des personnes regrettant une transition de genre est facilitée.

Certaines provisions sont prévues par le texte par ailleurs : les services de renseignement et surtout d’immigration sont informés de ce changement, et une personne faisant l’objet d’une procédure d’expulsion ne peut pas la réaliser, une provision inquiétante quand on sait le sort réservé aux femmes trans sans-papiers, les conditions fréquentes de leur (absence d’)accueil, et surtout le degré de paranoïa systématique face aux demandeurs d’asile LGBT.

Il y a toutefois des critiques de cette loi, à commencer par les activistes anti-trans. Si ceux-ci se sont appuyés sur leurs arguments habituels (ils peuvent imaginer qu’une loi pourrait conduire à des abus, même si dans les faits cela n’a pas lieu, et de toute façon ils souhaitent abolir toute forme de transition), c’est la provision garantissant le droit à la vie privée des personnes trans qui a fait scandale, très bien résumée ainsi par l’activiste Dora Moutot :

Si l’on en croit Mme Moutot, elle (et par conséquent, la “majorité silencieuse” qu’elle prétend représenter tout en ne parvenant manifestement pas à la convaincre à arrêter d’être silencieuse) pourrait être inquiétée à hauteur de 10.000€ si elle utilise le mauvais pronom ou l’ancien nom d’une personne trans. “Il va falloir bien se tenir !” s’exclameraient ainsi une armée de femmes trans, “un ‘Monsieur’ de travers, et hop ! en prison !”.

Ce n’est en réalité pas le cas, comme l’a aimablement indiqué Libération : ce que la loi prévoit en revanche, c’est une protection de la vie privée des personnes trans. Il pourrait ainsi être condamnable de révéler, contre son gré et de manière malveillante, l’ancienne identité d’une personne trans, et pour cause : d’abord les gens ont le droit qu’on ne sache pas qu’ils sont trans, et ensuite, révéler une telle information pourrait soumettre la personne à des formes de harcèlement, voire de violence. Pour le dire simplement, s’il est entièrement du droit des transphobes de ne pas considérer la démarche des personnes trans comme légitime, il n’est en revanche pas de leur droit d’aller informer tout ce que le monde compte d’agresseurs potentiels l’emplacement d’une de leurs victimes. De telles inquiétudes ne se posent pas à la légère : ainsi, le rapport de SOS Homophobie sur les LGBTIphobies témoigne pour la troisième année consécutive d’une hausse des agressions transphobes, hausse qu’elle attribue directement à la multiplication des discours anti-trans. Voici un cas :

Charlotte est une femme trans, qui habite dans le nord de la France. Elle est harcelée depuis plusieurs années par un homme connu des services de police. Cette personne l’insulte, et a même essayé de la frapper. Un soir, après une altercation où elle s’est défendue, l’homme a publié sa photo sur Facebook, ainsi que celle d’un de ses amis, lui aussi trans, en écrivant qu’iels sortaient la nuit pour piquer des enfants avec des seringues. Cette publication a énormément tourné localement. En conséquence, elle a reçu des menaces de mort d’inconnu·es. Le lendemain, des œufs ont été lancés contre sa fenêtre et, dans les jours qui ont suivi, des personnes se sont postées devant sa maison pour la surveiller. La gendarmerie, pourtant située en face de cette maison, refuse d’intervenir.

Dans d’autres cas qui ont été évoqués, la “révélation” de la transidentité d’une personne peut être faite par des graffitis sur son logement, des lettres anonymes aux voisins, etc. Elle peut également être faite de vive voix. Dans tous ces cas, c’est la possibilité même pour les personnes trans de vivre leur vie en paix qui est remise en cause. Parfois, l’intégrité de leur personne.

Qu’il soit bien noté que la loi allemande ne prévoit pas de sanctions pour avoir partagé cette information dans le cas d’une personne déjà connue comme trans, comme c’est le cas de Mme Moutot dans le procès qui l’oppose à Mme Cau. De même, comme précisé par les autorités allemandes, le fait de mégenrer une personne de façon “accidentelle” ne peut faire l’objet d’aucune condamnation, et le fait de le faire de façon volontaire est déjà couvert par les textes de loi en existence, puisqu’il s’agirait de harcèlement moral (et cela, indépendamment du contenu du harcèlement : ce n’est pas spécifiquement la transphobie qui est ciblée, ici). Ce qui n’empêche pas Mme Moutot de réitérer son erreur :

Le fait pour des activistes anti-trans de se présenter comme les victimes d’une persécution dès qu’une garantie de protection des personnes trans existe n’est pas nouvelle au sein de ce mouvement, et un des auteurs que Dora Moutot aime citer est actuellement en train de le démontrer. En effet, suite à ses prises de position au vitriol, ce dernier s’est vu condamné par l’équivalent du Conseil de l’Ordre des psychologues d’Ontario à suivre un module de formation à la communication, sous peine de perdre sa licence, puisque de nombreux avertissements en ce sens lui avaient déjà été envoyés. Un tribunal a ensuite validé cette sanction, ce que Peterson n’a pas bien pris :

Je ne suis pas là pour juger le fait de savoir si “On me force à me soumettre à une rééducation par la force” est véritablement une description objective du fait de devoir suivre un module de formation sur Zoom où quelqu’un vous explique que si vous voyez la photo d’un mannequin, c’est une mauvaise idée de l’insulter devant tout le monde. Je pense que quelques activistes des droits de l’Homme en Chine ou ailleurs auraient à redire de cette comparaison, mais il faut dire que le petit jeu de rôle de Peterson, dans lequel il se présente comme une victime de répression d’Etat a au moins l’avantage d’être divertissant :

Crier à ce genre de répression est un acte fondateur dans le militantisme de Peterson, qui s’est fait connaître en 2016 pour son opposition à la loi C-16, qui incluait les personnes transgenres dans la liste des groupes protégés contre le harcèlement systématique. Il est donc difficile de savoir si la loi enverrait en prison tout coupable de “mégenreage” même accidentel, l’expertise sur le sujet étant clairement divisée : pour Peterson, c’était clairement le cas ; pour le texte de la loi, les promoteurs de la loi, les juristes, les organisations d’avocats, et les activistes LGBT, ce n’était pas le cas. Les médias ont, dans le doute, choisi de ne présenter que l’opinion de l’éminent (désormais ex-)psychologue. On peut se demander si c’était à raison : nous sommes en 2023, et aucune personne n’a encore été condamnée pour mégenreage du fait de cette loi. Ce qui n’empêche pas les anti-trans de prétendre le contraire !

On entendait en 2021 parler du cas d’un père, Monsieur C.D., qui aurait été envoyé en prison pour avoir eu l’audace de mégenrer son fils trans, A.B.. Ce n’était pas entièrement le cas : C.D. avait en réalité toute la liberté de mégenrer son fils, avec lequel il ne vivait plus. Le droit de continuer sa bataille juridique pour interdire à son fils de transitionner était également reconnu. Ce qu’il n’avait pas le droit de faire, suite à un avertissement du juge en ce sens, c’était de révéler l’identité du jeune, de sa mère, et des soignants le prenant en charge, afin de respecter leur droit à la vie privée. Droit que C.D. a bafoué régulièrement en apparaissant dans divers médias et en révélant des informations pouvant conduire à leur identification. Ce n’était même pas pour une atteinte à son fils, qu’il était poursuivi, mais au juge. L’incapacité d’un homme à se restreindre de doxxer son ex et son enfant dans le cadre de sa petite croisade personnelle devenait ainsi une affaire de “liberté d’expression”.

Une autre affaire, également arsenalisée par les anti-trans, concernait cette année une femme trans qui aurait obtenu près de 160.000$ de dédommagements de l’Etat de New-York pour avoir été mégenrée en prison, révélait le Daily Mail. Ce qui est une façon de présenter les choses. Une autre façon de présenter les choses serait de dire que Mme Holland, une femme trans noire alors âgée de 23 ans, a accepté de ne plus poursuivre la prison en échange de 160.000$, dans le cadre d’une plainte pour les motifs suivants : pendant les six semaines qu’elle a passées en prison, Mme Holland a été systématiquement battue et fouillée de façon abusive par ses gardes, elle a été forcée d’arracher (pas de retirer, d’arracher) les faux-ongles qu’elle avait, a été forcée de se déshabiller devant ses gardes et devant les autres prisonniers, a été victime de violences sexuelles, a été privée de savon, d’accès aux sanitaires, d’accès à ses traitements non seulement hormonaux, mais également à ses antidépresseurs, a été placée à l’isolement de force parce qu’elle est trans. Et oui, elle a aussi été mégenrée.

Comme l’ont remarqué des internautes, le traitement par la presse sensationnaliste de l’affaire dont a été victime Mme Holland est systématique : ne garder que le moment où le type qui vous a cassé la gueule vous a appelée “Monsieur”, pour mieux ne pas parler de ce qu’il vous a réellement fait, et produire ainsi une vision distordue des faits :

Car les faits sont que non, quoiqu’en disent les gesticulations des activistes anti-trans, nous ne vivons pas dans un monde où les personnes trans peuvent faire condamner à la prison à vie le pauvre hère qui aura commis l’offense de ne pas les genrer correctement. Nous vivons dans un monde où le traitement de Mme Holland est systématique (d’après ses avocats), et où non seulement elle n’a pas le droit d’être présentée autrement que comme une personne malsaine qui fait un caprice, mais en plus le débat public devrait s’inquiéter du fait que des personnes puissent imaginer, de façon malhonnête, pouvoir souffrir une offense mineure, si on la laisse se défendre.

Le mouvement anti-trans, comme tous les mouvements réactionnaires, fonctionne sur ce sentiment de victimisation feint. C’est le même mouvement qui voit des auteurs anti-féministes s’écrier dès qu’une femme ose critiquer une agression sexuelle que l’on vit les dernières années de l’hétérosexualité, et que bientôt celle-ci sera interdite. C’est le même mouvement qui voit les homophobes s’inquiéter, pour citer un chanteur connu, des “Bisounours et leur pouvoir de l’arc-en-ciel ; qui voudraient me faire croire qu’être hétéro c’est à l’ancienne ; tellement tellement susceptibles ; pour prouver que t’es pas homophobe faudra bientôt que tu suces des types”. Il est clair que les droits des uns ne doivent pas empiéter sur ceux des autres : c’est précisément ce que les lois similaires à la législation allemande garantissent (ou tendent à garantir, car on a vu que cette loi inclut d’ores et déjà des façons de restreindre les droits des femmes trans demandeuses d’asile, pourtant en très grande fragilité sociale). Le slogan consacré veut que “Votre liberté de bouger vos poings où vous voulez s’arrête à mon nez”. Un mouvement comme le mouvement anti-trans, qui voit sa liberté de donner des coups de poings dans le nez des gens comme un droit fondamental, doit-il être longtemps pris au sérieux ?

Si mon travail vous a plu, vous pouvez soutenir une organisation de soutien aux personnes trans précaires à ce lien. Si vous avez encore de l’argent après avoir donné à cette organisation, vous pouvez me soutenir ici.

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Written by Pandov Strochnis )

Politiquement croquette anglosaxophoniste et sociologisme démoniaque. Pour me soutenir : https://ko-fi.com/pandovstrochnis

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