Pour une victoire de la gauche raisonnable

Pandov Strochnis )
6 min readSep 4, 2023

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C’est l’un des refrains hypocrites des anti-wokes qui fait son bonhomme de chemin : ce n’est pas que eux ont un problème avec les sujets qui énervent la droite, c’est qu’ils sont bien obligés de se positionner contre ces sujets, car sinon, la droite le fera, et on ne doit surtout pas lui en laisser le monopole.

Cette idée est généralement présentée comme venant de la gauche, mais d’une gauche qui n’annonce jamais la couleur. Il est possible et facile de savoir contre quoi cette partie de la gauche se place, en particulier si l’on passe beaucoup de temps à lire les pages “Opinion” du Figaro : contre le “communautarisme”, le “néo-féminisme”, l’“islamo-gauchisme”, le “wokisme”, qui se mue le cas échéant en “islamo-wokisme” ou en “woko-féminisme”, contre le “transgenrisme” et évidemment, bien entendu, contre toute forme d’“indigénisme”. N’y a-t-il un “isme” qu’ils n’aient conspué.

Cette position vient aussi souvent accompagnée d’un dédain général pour les mouvements sociaux, particulièrement quand ils sont combatifs et ancrés dans une culture de luttes collectives : les syndicats ont abandonné le dialogue social, rêvent du grand soir, de la dictature du prolétariat, et sont globalement irresponsables, quand leur travail serait plutôt d’“accompagner la réforme”, peu importe le contenu de la réforme en question.

Lorsqu’il s’agit de prendre position de façon positive, la gauche-qui-se-veut-raisonnable a du mal à exprimer clairement ses souhaits, si ce n’est par des slogans tout aussi creux et qui confinent à la morale : “refuser le manichéisme” (comme si quelqu’un le prônait), “défendre les valeurs de la république” (comme si on ne pouvait pas conclure qu’elles devraient mener à des positions différentes des leurs), “être pour le dialogue nuancé” (comme si quelqu’un était contre). Bref, paradoxalement, cette gauche-qui-se-veut-raisonnable, tout engoncée dans son désir de ne pas donner l’air de se prendre pour “le camp du Bien”, finit par faire exactement cela : déplacer des débats politiques pour en faire des affaires de morale, et par là se permettre toutes les outrances.

La logique voudrait, d’après les intellectuels de cette gauche-qui-se-veut-raisonnable, que “le peuple” soit de toute façon du côté de la réaction, et ne puisse jamais changer de perspective. Eux, les intellectuels éclairés du cercle de la raison, peuvent à la rigueur comprendre le désir d’émancipation qui agite le reste de la gauche. Mais il faut se rappeler d’après eux de la leçon du Général : les Français sont des veaux. Et ces veaux ne sont approchables que d’une façon.

On pourrait en douter, en regardant la façon dont le mirage de “l’anti-wokisme” s’est cassé les dents sur le réel quand il a été mis en avant. Aux Etats-Unis, tout le calcul de Ron DeSantis est en train de l’illustrer. Le candidat est parvenu à s’ériger en messie de la “guerre contre le woke”. Et une fois la campagne de la primaire républicaine commencée, il s’est vite avéré que même au sein de la base conservatrice du pays, personne n’en avait rien à foutre. Le fait d’être un militant homophobe convaincu (le sujet que DeSantis a le plus mis en avant dans sa croisade, allant jusqu’à interdire des livres pour enfants et la Marche des Fiertés elle-même) ne conduit pas davantage à voter pour DeSantis. Le Parti Républicain est le parti de Donald Trump, la personne, peu importe les idées qu’il défend. En 2015, il paradait avec un drapeau arc-en-ciel et ils ont voté pour lui ; en 2023, il le dénonce, et ils vont en toute vraisemblance encore voter pour lui.

La première raison possible de cette erreur de calcul est que la panique morale autour du “wokisme” est et a toujours été principalement une affaire d’élites. Majoritairement, il semblerait que les gens s’en foutent assez de l’inscription des pronoms dans les signatures d’emails et de la dénomination de Tête de Patate pour que cela ne devienne pas un objet de mobilisation politique fort pour eux. Les éditorialistes ont eu tout le loisir en 2021, 2022, et 2023 de s’émouvoir de ces sujets, mais la majorité semble s’en foutre, ou sur certains des cas qui les agitent le plus, activement être en désaccord avec eux (ce qui ne veut pas dire que ce désaccord sera assez fort pour motiver un vote ou une mobilisation). Si sur les plateaux de télévision le consensus est transphobe, par exemple, un sondage (et qui doit donc être pris avec toutes les limites de cet exercice) mené par Ipsos pour Têtu montrait qu’une majorité de sondé.es adhérait à la vision dite “wokiste” du sujet, même si la transphobie reste l’une des formes de préjugé les plus courantes, comme le rappelle année après année SOS Homophobie. Pire : à mesure que le temps passe et que davantage de gens se rendent compte qu’elles connaissent des personnes trans, ces préjugés tendent à reculer.

Mais sur ce sujet comme sur d’autres, la gauche-qui-se-veut-raisonnable n’entend soudainement plus raisonner de façon stratégique : il est urgent de céder à l’extrême-droite la plus dure sur ce point, car on risquerait de lui laisser le monopole d’une position qui ne fait même pas consensus au sein de son camp, et n’est pas ce qui mobilise ses électeurs. Il est important de volontairement perdre sur ce sujet, non pas pour gagner ailleurs, mais pour montrer qu’on est prêt à le faire. Et c’est exactement cette stratégie que la gauche en général devrait embrasser, contrairement à ce que dit Jean-Luc Mélenchon quand il défend l’idée de mobiliser aussi des critères moraux pour se battre contre la droite réactionnaire :

Il est clair que la stratégie consistant à se battre pour battre la droite est vouée à l’échec, car elle serait trop difficile à mettre en place, nécessitant de passer moins de temps à jouer les victimes sur CNEWS et davantage de temps à prendre des coups de la part d’intellectuels en vue. Elle donnerait l’impression de croire en quelque chose, un péché mortel pour qui veut échapper à l’image du “camp du Bien”. Cette alternative nécessite de se demander quelles sont les réserves de voix mobilisables par la gauche sur un programme de justice et d’émancipation, comment mettre efficacement ce programme en avant, et comment parler à ce qui constitue le “peuple de gauche”, y compris en le faisant exister par l’investissement dans le mouvement social. Rien de tout ça n’est très agréable, et par conséquent, c’est entièrement irréaliste.

Pire : cette stratégie nécessiterait de faire quelque chose que la gauche-qui-se-veut-raisonnable ne sait plus faire, proposer un programme qui ne soit pas simplement “Ce que veut la droite, mais en plus lent et en un peu moins pire”. Bref, elle nécessiterait de croire en quelque chose, là où un chemin bien plus direct vers la victoire se présente : pour gagner, il suffit que la gauche accepte de perdre.

Il suffirait donc de simplement dissoudre ce qu’il reste des organisations de gauche, et de rejoindre les partis de droite, en proposant d’adhérer pleinement à leurs programmes. Grâce à LREM, un bon nombre d’ex-élu.es PS ont déjà ouvert la voie, qu’il ne s’agirait que d’approfondir. Ceci fait, la gauche pourra se placer en ordre de bataille pour 2027 : actuellement, des bruits de couloir font entendre qu’une candidature Darmanin se présenterait. Or, c’est un candidat qui a tout pour plaire dans cette stratégie : issu de l’extrême-droite, ayant un passé de positions anti-LGBT, véritablement haï des féministes, des antiracistes, et désormais grâce à son travail de ministre de l’Intérieur, à la fois des militants autonomes et syndicalistes au sein du mouvement social. Du reste, il a eu le tact d’indiquer qu’il se positionnait clairement sur une ligne de droite conservatrice, ce qui n’est pas sans rappeler le vrai dernier président d’ouverture que la France ait connu : Nicolas Sarkozy.

C’est à cette condition que la gauche-qui-se-veut-raisonnable pourra remplir ses objectifs également raisonnables : faire une belle deuxième partie de soirée.

Si mon travail vous a plu, vous pouvez soutenir une organisation de soutien aux personnes trans précaires à ce lien. Si vous avez encore de l’argent après avoir donné à cette organisation, vous pouvez me soutenir ici.

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Written by Pandov Strochnis )

Politiquement croquette anglosaxophoniste et sociologisme démoniaque. Pour me soutenir : https://ko-fi.com/pandovstrochnis

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