La Panique Woke (épisode 1)
Le nouveau politiquement incorrect bien-pensant impose son discours décolonialiste dans le débat public via des campus universitaires infiltrés d’idéologies anglo-saxonnes importées par le sociologisme des sciences sociales. Alors que la gauche se battait autrefois pour l’égalité, la voilà cantonnée par des idéologies séparatistes à défendre des positions qui n’auraient pas fait rougir la vieille extrême-droite. Mais ce néo-militantisme postmoderne risque de s’enfoncer dans une posture minoritaire et radicale qui fait paradoxalement le jeu des extrêmes tout en cédant face aux pressions théocratiques de l’islam politique qui fait quotidiennement progresser la cancel culture et viendra un jour mordre la main de la génération offensée qui l’a nourri, et patati, et patata.
Le paragraphe précédent a été écrit en à peu près 20 secondes, sur le mode de l’écriture automatique. Avec un peu de temps et les bonnes connaissances, il me permettrait peut-être d’obtenir une tribune dans l’un des grands hebdomadaires du pays. Prenons quelques exemples.
Le mois de mars a permis de mieux comprendre les méthodes de la “nouvelle gauche”. Elles sont simples et fonctionnent en deux temps. Première étape, importer dans le débat public une vision indigéniste et communautariste où toute action et toute opinion seraient liées à la couleur de son épiderme ou à sa religion, ce qui rompt avec l’universalisme républicain. Seconde étape, qualifier d’extrémistes de droite ceux qui s’écartent de cette nouvelle doxa. Quand bien même ils seraient membres du PS ou du parti communiste. Une technique idéale pour radicaliser certains militants, mais aussi pour faire fuir les électeurs les plus modérés qui rêvent seulement d’un avenir meilleur. Pas certain que celui-ci passe par les anathèmes, le refus du débat, la censure, les courbettes aux théocrates qui ne portent pas la République dans leur cœur et le fétichisme de la race. Des valeurs chéries par l’extrême droite. Et si la nouvelle gauche ressemblait à ceux qu’elle aime tant haïr ? (“Extrêmes limites”, Lucas Jakubovicz, Décideurs Magazines)
Soumission à l’air du temps, américanisation… et bientôt renoncement à notre liberté d’expression ? Pour Jacques de Saint Victor, la loi de 1881 qui posait un régime de liberté encadrée (interdisant notamment la diffamation, l’injure et l’offense) a défini « un équilibre chèrement acquis entre les lois, les mœurs et la liberté ». Mais pour combien de temps encore « alors que viennent des sciences sociales américaines des critiques de plus en plus virulentes contre notre liberté d’expression, parfois associée à une forme de racisme” » ? Héritage pourtant incomparable que cette liberté d’expression pour laquelle même nos poètes se sont battus ! (“Le nouvel ordre médiatique”, Valérie Toranian, Revue des deux mondes)
Dans l’espace universitaire, les idéologues, les intellectuels engagés et les activistes d’extrême gauche s’affirmant publiquement en tant qu’“antiracistes” ou “féministes” ont trouvé une structure d’accueil dans les “studies”, “études” qui, se présentant comme des savoirs interdisciplinaires, s’organisent autour d’une labélisation par l’objet — “cultural studies”, “whiteness studies”, “de colonial studies”, “queer studies”, etc. — et tendent à remplacer les disciplines traditionnelles aux méthodologies rigoureuses. L’un des pionniers des cultural studies britanniques, le marxiste Stuart Hall, ne cachait pas la visée politique de son “domaine d’études” : s’engager dans les cultural studies, affirmait-il, c’est « faire de la politique par d’autres moyens ». Il avait vendu la mèche. Les décoloniaux et leurs alliés pratiquent une impitoyable police de la pensée, dénonçant, censurant, isolant les récalcitrants. Ils ont professionnalisé l’intolérance tout en accusant d’intolérance et de censure ceux qui les critiquent. En outre, ils les désignent publiquement comme “islamophobes”, refaisant le geste qui a conduit à l’assassinat de Samuel Paty. En cela, ils se montrent complices des djihadistes. (“De l’islamo-gauchisme à l’islamo-décolonialisme : du déni au défi”, entretien avec Pierre-André Taguieff, Valeurs Actuelles)
La liste continue. Les textes produits en série pour “analyser” la dernière panique morale du jour contiennent tous un paragraphe similaire qui, en alignant quelques mots-clé suffisamment flous, semblent faire la chronique de l’époque. Il faut depuis le début de l’année y ajouter une pluie d’ouvrages, tous plus ou moins copiés les uns sur les autres, entretenant la même terreur. J’ai déjà évoqué ici la façon dont cette “analyse” fonctionne idéologiquement comme un “masque” à l’usage de catégories de pensée à la fois moralistes et contradictoires davantage que comme une réflexion cohérente, et fait le reproche aux analyses issues de “la gauche” (quoi que veuille dire ce terme) d’essayer de critiquer sur le plan de la réflexion une diarrhée verbale qui ne fonctionne pas comme une réflexion. Ce qui pose la question : pourquoi depuis quelques mois, dans un contexte de crise et de luttes sociales intenses, puis intensément réprimées, des auteurs conservateurs s’obstinent-ils à écrire en boucle la même tribune ?
Dans cette série d’articles, je souhaite décrire trois principes rhétoriques centraux dans cette “panique woke” : comment fonctionne ce discours, comment marche-t-il, quelles en sont les limites, et dès lors, comment peut-on envisager de l’attaquer et de ne pas l’attaquer. Je compte mobiliser quelques exemples issus d’ouvrages ou d’articles s’inscrivant dans cette panique. A cause du caractère très fortement répétitif (des tribunes quasiment copiées les unes sur les autres), et largement contradictoire (les propositions mises en avant sont systématiquement des atteintes aux principes qu’elles sont censées défendre) de ces discours, du caractère purement anecdotique de ce qu’ils décrivent (une poignée d’événements montés en mayonnaise et répétés ad nauseam) et de l’aspect éculé de cette panique (il y a toujours eu et il y aura toujours des conservateurs pour s’émouvoir de ce que les baba-cool et les beatniks des campus ont des idées radicales), il me semble aller de soi qu’il soit impossible de prendre cette panique au sérieux. Au contraire, le fait que le “nouveau totalitarisme” qu’ils dénonce soit en réalité un tigre de papier est une condition de l’émergence de cette panique : c’est parce que les acteurs qui l’agitent sont largement dominants notamment dans le champ médiatique, disposant d’accès prestigieux aux espaces de commentaire, aux magazines, aux maisons d’édition, etc., et parce que les gens qu’ils dénoncent sont dépourvus de ces ressources, qu’ils peuvent entretenir et agiter cette panique. Cette dimension fantasmée de la “panique woke” ne veut pas dire qu’on ne peut pas la comprendre.
De toute évidence, les gens qui vont vers ces textes n’y vont pas parce qu’ils proposent des réflexions originales, des analyses empiriques, ou des développements subtils. Dès lors, attaquer ces textes pour leur manque d’originalité, d’empirie, ou de subtilité, ne leur fera rien. S’opposer efficacement à un discours nécessite de se demander ce qui le fait marcher. Ces textes recensent quelques idées sur ce sujet, piochées de ci, de là.
- La cohérence n’est pas une nécessité, ni un objectif
La réponse principale proposée par les “progressistes” face aux discours des réactionnaires et des conservateurs, c’est le modèle du “débunk”, soit en cherchant une erreur dans le raisonnement, soit en en pointant une contradiction. Pour un exemple qui parle plus clairement, prenons une panique morale récente : l’“affaire” de l’interdiction de Chaucer. Commençons par un résumé :
A l’université de Leicester, en 2021, le département de littérature fait l’objet d’une proposition de supprimer jusqu’à 145 emplois, et d’une suppression totale des licences et masters d’anglais, de littérature et de linguistique. Cette décision prend place dans le cadre de la concurrence désormais bien établie entre les universités britanniques, l’université justifiant d’abord de ce choix par la “décolonisation” des curriculums, ceux-ci étant “dominés par des auteurs blancs et occidentaux”. Or, les emplois menacés sont précisément ceux des enseignant.e.s qui travaillent à une telle décolonisation, et ce motif tombe d’ailleurs rapidement en faveur d’une “faible compétitivité” des diplômes. Le corps enseignant par la voie de ses syndicats et des médias fait alors savoir son mécontentement d’abord face à cet usage extrêmement cynique d’un langage antiraciste pour justifier du renvoi de ces enseignants, à la méconnaissance ou au mépris de ce que sont les demandes concrètes des personnes qui militent pour cet objectif (qui demandent précisément davantage de financement des départements, pas moins), et à la franche hypocrisie de ce prétexte, pas du tout tenu au sérieux et lâché à la première critique pour révéler le fond économique de ce projet austéritaire, ainsi que l’indique l’enseignante qui mène la charge dans sa lettre de démission. Ce n’est pourtant pas ce discours qui imprègne le traitement de la presse conservatrice, qui se jette sur le thème pour en faire un enjeu de “cancel culture”, comme le titre l’hebdomadaire Le Point en titrant “#CancelCulture : Quand l’université de Leicester « décolonise » ses programmes”, qui laisse en toute dernière ligne l’évocation des difficultés financières de l’université en en faisant le prétexte d’une “culture woke” poussée par les étudiants, dont pourtant les seules prises de position sur le sujet ont consisté à soutenir la mobilisation de leurs enseignants en faveur de plus amples budgets pour le département de lettres. Il faut dire que la presse libérale à laquelle le journal appartient doute depuis longtemps de l’utilité de maintenir des départements de lettres et sciences humaines, “passeports pour le chômage” supposés (en dépit des chiffres) qui gagneraient pour certains à être remplacés par des formations plus intéressantes et plus directement orientées vers la rentabilité des entreprises. Précisément le type de réformes, donc, qui conduit à couper les financements et les emplois des départements de lettres, la boucle étant bouclée.
L’observateur avisé aura remarqué que l’accusation de “cancel culture” tombe ici dans les deux travers décrits plus haut : d’abord, elle est fausse, puisqu’il suffit de regarder qui demande quoi pour se rendre compte que les fameux étudiants et enseignants gauchistes au cerveau lessivé de théorie critique sont précisément ceux prêts à mettre leur poids dans la balance pour le maintien des études de lettres classiques à la fac, et que c’est au contraire le type de managérialisme compétitif et en quête de rentabilité que souhaite la droite qui souhaite les définancer (les collectifs contre la LRU naguère, et la LPR aujourd’hui avertissent de ce type de dérive, soit dit en passant, et leurs mouvements n’ont pas exactement été encensés par la presse conservatrice) ; mais elle est aussi incohérente, puisqu’on voit ici un émoi face à une conséquence dont on chérit les causes. La gauche aura donc vite jeu de dénoncer cette double fausseté.
Ce faisant, elle ressemblerait à une personne sur un terrain de rugby qui s’obstinerait à répéter encore et encore les règles du football : personne ici, et certainement pas Le Point, n’a le moindre intérêt pour l’université de Leicester, de Chaucer, des études de lettres ou de leur financement. Si c’était le cas, l’article serait plus long, documentant les différents tenants et aboutissants de l’affaire et mettant en avant les positions des divers acteurs. Mais personne ne lit ce type d’articles pour ça (sauf moi, apparemment). Et dès lors, expliquer que ce n’est pas ce qu’il s’est passé, ou les contradictions d’un discours qui passe plusieurs années à se plaindre de départements de lettres coûteux et inutiles, pour ensuite se plaindre d’être écouté, n’aura aucun effet sur ce discours. De la même façon, ce n’est pas parce que la tirade irréfléchie et bourrée de mots-clé d’un éditorialiste commence par une évocation des valeurs du débat argumenté ou de la raison raisonnante qu’il faut croire que c’est l’objectif poursuivi.
Cette méthode argumentative a été brillamment décrite par l’essayiste Ian Danskin dans une des vidéos de son “Manuel de la fachosphère”, “The Card Says Moop”. C’est une position justement décrite comme relevant d’un “conservatisme postmoderne” : l’important n’est pas le contenu des arguments, leur cohérence, ou leur rapport avec une réalité extérieure, mais le fait que les mots énoncés donnent l’impression de mettre la position inverse en échec. Pile, je gagne, face, tu perds. C’est ce qui permet à une essayiste comme Rachel Khan, dans son récent ouvrage Racée, d’écrire presque dos à dos les deux phrases suivantes : “Plus le langage est pauvre, moins la pensée est exacte et plus les incompréhensions engendreront la haine” (p.12) ; “Aujourd’hui, c’est à cause de mots bavards et troubles que nous nous taisons. La culpabilité qu’ils insufflent nous rend incapables de dire ce que nous pensons” (p.14). Position paradoxale, puisqu’il s’agit de défendre à la fois l’idée qu’un vocabulaire réduit empêche le type de nuance qui sert la réflexion, et qu’au contraire, notre réflexion est empêchée par un vocabulaire trop fourni. Ce pas de côté permet de se draper dans un semblant de distance critique, le propos de fond, bien plus grossier et difficile à tenir, étant simplement que c’est avec l’existence d’une position contradictoire à la sienne que l’autrice a un problème, que celle-ci se paie de mots, ou au contraire en fasse l’économie.
Mais cette contradiction est tout sauf unique. Si un essayiste comme Pascal Bruckner a passé sa carrière à publier pour moitié des ouvrages dénonçant l’attitude puérile de mouvements sociaux “victimaires et plaintifs” qui se complairaient dans une posture de martyre imaginaire, et pour moitié des ouvrages expliquant que ces mêmes mouvements sociaux sont une force totalitaire le visant lui, personnellement, en tant que riche, que blanc, qu’homme ou les trois (selon le slogan présent dans la rue), si un intellectuel comme Alain Finkielkraut est parvenu à la fois à défendre l’idée que les universitaires et la gauche ne savaient plus argumenter autrement qu’en termes moraux, mais n’a su lui-même que fulminer et multiplier les noms d’oiseau face à la parution d’un ouvrage populaire rejetant le principe d’un “roman national” en histoire, ou si Philippe Val peut à la fois fustiger une gauche raidie, incapable de rire quand les cibles des blagues sont des gens qu’ils aiment bien, et engoncée dans son moralisme, et opiner quand Frédéric Beigbeder sort un ouvrage dénonçant la “dictature du rire” qui s’abat sur les “bouc-émissaires” que seraient les politiciens auxquels on manque dès lors de respect, ce n’est pas par manque de cohérence. Quand les dénonciateurs de la “bien-pensance”, tout drapés de leur prétendue logique froide face à la morale des autres, se mettent face à la moindre contradiction à hurler et exiger que l’on se taise, ce n’est pas parce que leur masque glisse : c’est parce qu’il n’a jamais été là, et que leurs contradicteurs étaient bien trop naïfs de croire en l’une ou l’autre des présentations.
L’incohérence n’est pas un phénomène réservé au courant conservateur, loin s’en faut : faites parler suffisamment longtemps n’importe qui de ce qu’il ou elle croit, et vous finirez par trouver une incohérence. Mais l’incohérence méthodologique, quant à elle, est un trait distinctif d’une forme de discours conservateur contemporain.
En s’obstinant à répondre par des faits ou à pointer les incohérences face à un discours qui ne cherche à être ni factuel, ni cohérent, on se destine à s’épuiser dans une tâche absurde. Non pas qu’un tel effort ne soit pas utile, notamment pour prémunir ou avertir les personnes situées au milieu du gué face à la manipulation particulière dont on parle. Mais il faut nécessairement aller plus loin. Dans un texte suivant, je tenterai de décrire la façon dont la “panique woke” fonctionne davantage comme une esthétique que comme une idéologie.